«Ô rage, ô désespoir…» La rage et le désespoir sont grands dans le monde de la culture, après l’annonce faite par le Premier ministre que les théâtres, cinémas et musées resteraient fermés en cette fin d’année. Plusieurs manifestations ont eu lieu mardi dans toute la France pour dénoncer cette mesure.
Demain, mercredi 16 décembre, un référé sera déposé, à l’initiative des syndicats de la culture, secteurs privé et public mêlés, dans l’espoir de faire annuler la décision du gouvernement au motif qu’elle serait inique. Photos de foule dans les transports et les grands magasins à l’appui, les plaignants espèrent que les magistrats sanctionneront ce «deux poids-deux mesures». Les lieux de culte ont gagné au nom de la liberté de culte, mais les stations de ski ont perdu. Qu’en sera-t-il pour la culture ?

Nous ne sommes pas des porteurs de mort, nous sommes des réanimateurs
«On avait remonté le décor et lancé une grande campagne d’affichage», confie Simon Abkarian, qui devait reprendre son spectacle Le dernier jour du jeûne au théâtre de Paris. «Nous répétions depuis de longues semaines pour être prêts le jour j, car le gouvernement semble l’ignorer, on ne rouvre pas un théâtre comme une épicerie. Il ne suffit pas de lever le rideau d’un théâtre et de faire entrer les gens. Il y a beaucoup de travail en amont», grince, pour sa part, David Lescot, dont la comédie musicale, Une femme se déplace, était annoncée à l’affiche du Montfort, pour les fêtes. «Tout ça pour rien», déplore Frédéric Biessy, le patron de La Scala, qui a exhorté ses collègues entrepreneurs de spectacle à se mobiliser et à rejoindre la manifestation lancée par la Cgt culture.
Ce n’est pas tant l’argument des pertes financières (même si elles sont très importantes) que mettent en avant les professionnels du spectacle, mais plutôt le sentiment d’injustice et de mépris qu’ils ressentent de la part du gouvernement. «Là ils sont allés trop loin», s’énerve Jean-Michel Ribes, le directeur du théâtre du Rond-Point à Paris qui court de studio radio en plateau télé pour porter haut la parole des artistes : «Nous avons participé à l’élaboration des règles sanitaires, nous avons fait respecter ces règles avec un soin maniaque, nous avons fait travailler nos équipes, nous n’avons pas bronché. Et tout ça pour être prévenus une demi-heure avant la conférence de presse que nous ne pourrions pas rouvrir. Mais pourquoi ? Aucun contrôle dans nos salles n’a jamais été fait pour constater la circulation du virus. On nous parle maintenant de flux des spectateurs alors qu’on fait sortir le public par petits groupes. Nous ne sommes pas des porteurs de mort, nous sommes des réanimateurs.»

Incompréhension
Même stupéfaction chez la comédienne Anna Mouglalis. «Ces mesures sont insensées. On précipite le monde de la culture dans une forme de digitalisation. C’est absurde. Le lien à l’art doit être avant tout charnel. Ce n’est pas pour rien qu’on parle de spectacle vivant. Ce qui est vrai pour le théâtre l’est aussi pour les musées. C’est le moment de les rouvrir pour permettre aux gens d’avoir un contact direct avec les œuvres. L’absence de touristes offre une occasion exceptionnelle de découvrir ou de redécouvrir les collections», s’emporte-t-elle.
Pour Jacques Weber, qui lira ce soir, en compagnie de François Morel et Audrey Bonnet, devant le théâtre de l’Atelier, le discours que Victor Hugo fit à l’Assemblée nationale pour refuser les coupes budgétaires de la culture (déjà ! à l’époque), tout cela n’a rien de nouveau : «Le mépris pour la culture considérée comme une parente pauvre remonte à des décennies, hormis la période de Jack Lang et Mitterrand. C’est une question de politique. Moi, je déteste les corporatismes et l’esprit de chapelle, et je considère que notre situation fait partie d’un tout, c’est à cette échelle-là que nous devons nous placer. Mais enfin, nous n’avons jamais voulu mettre la vie de quiconque en danger.»

Révolte
A coup sûr, la crise laissera des traces. Jean-Michel Ribes pronostique ainsi que le retour de boomerang va être terrible. «Comme il a tort, Emmanuel Macron, de nous traiter comme ça, de s’être mis la culture à dos, c’est jamais bon les artistes en colère», dit-il. L’absence de concertation est vécue par l’ensemble des acteurs comme un affront. Et ce manque de considération pour un secteur d’activité qui emploie un million de personnes ne passe pas.
«Ce qui est très fallacieux dans les mesures qui sont prises, c’est qu’on laisse croire que la culture est dangereuse. Or c’est l’absence de culture qui l’est. On laisse entendre que la culture n’est pas essentielle. C’est une folie. On a tous besoin d’un ailleurs. Et c’est pour ça que je ne suis pas étonnée que les gens se réfugient dans les lieux de culte», renchérit Anna Mouglalis.

Crise
Sans surprise, c’est Jean Castex qui focalise toutes les critiques : «Il ressemble à Adolphe Thiers, dans la manière dont il prend ses décisions», ironise David Lescot. «On ne l’a jamais vu dans nos salles. Pour lui, le théâtre c’est du divertissement, alors que notre mission est de service public, dit Robin Renucci, comédien, metteur en scène et président de l’Acdn qui réunit les centres dramatiques nationaux. Moi je me bats surtout pour que les jeunes reviennent au théâtre. S‘ils peuvent faire du sport comme ce sera le cas à la rentrée, pourquoi ne pourraient-ils pas assister à une représentation ? La jeunesse est une de nos missions, une de celles qui nous sont attribuées lorsque nous dirigeons un centre dramatique national». «Que défendent les représentants de la République ? Le gouvernement ignore-t-il qu’il nous empêche de mener notre mission ? s’exclame Paul Rondin, le directeur délégué du Festival d’Avignon. Et notre mission est définie d’intérêt général…». «C’est ça l’indifférence à ce que nous faisons, constate Muriel Mayotte-Holtz, qui dirige le théâtre de Nice. Depuis quand la culture n’est-elle plus considérée comme un axe majeur de notre République ? L’un des bénéfices, le seul peut-être, de cette crise, est que tout le monde se parle, entre le public, le privé, entre les différentes disciplines… Là on est passé dans la résistance, on n’a plus de perspective. Notre première réaction lorsqu’on a entendu la décision du Premier ministre a été : on jouera quand même. Mais non, on attendra le résultat du référé. En tout cas, on est prêt à jouer dehors.»
La ministre de la Culture, relativement épargnée par le «milieu» – «la pauvre, elle se bat contre des moulins à vent…» dit-on ici et là –, reçoit au ministère ceux qui, comme Charles Berling, se sont fait entendre dès l’annonce du gouvernement. Elle écoute, mais que peut-elle faire de plus en vérité ? Les regards des professionnels se tournent désormais vers les élus locaux, et notamment les 400 maires qui ont signé la pétition soutenant le monde du spectacle, lancée hier.
Le Point