Comme l’aurait dit Hérodote : «Le Sénégal est un don du fleuve qui porte son nom.» En effet, sa vallée est le berceau de l’humanité ainsi que de l’humanisme islamique de ce pays. L’homme qu’on y a découvert, Hammadi Waalalde, est âgé de plus de 3 000 ans et l’islam y est au moins millénaire. C’est la vallée qui a fécondé le royaume de Tekrour, l’un des plus anciens de l’Afrique. Ce royaume prospère (Niamandiru), contemporain de l’empire du Ghana, a connu différentes dynasties. La tradition a retenu celles des Jaa-Ogo (508-720), des Tonjong (720-826), des Manna (826-1082), des Laam-Taaga (1082-1122), des Laam-Termes (1122-1456).
Tekrour ou Niamandirou est devenu, sous le règne de Warjaabi de la dynastie des Manna, le premier royaume africain au sud du Sahara à être dirigé par un musulman. Ce qui a renforcé le mouvement Almoravide, contribué à la chute de l’empire du Ghana et à l’expansion de l’islam jusqu’en Europe. Ainsi, la conversion du souverain de Tekrour a favorisé l’expansion des foyers d’enseignements islamiques dans le territoire qui s’était déjà familiarisé avec la lettre arabe par le biais des commerçants ambulants (Jula). L’alphabé­tisation s’y est assez tôt développée. Et les premiers explorateurs européens d’Afrique de l’Ouest n’ont pas manqué d’exprimer leur étonnement en y trouvant des populations autochtones sachant lire et écrire avec des caractères arabes. Francis Moore, qui a sillonné la région sénégambienne dans les années 1730, affirmait : «Dans chaque royaume ou territoire riverain du fleuve, il y a des personnes de teint brun, ressemblant plus à celui des Arabe, appelées Pholeys (Peulh) . La langue arabe est chez elles comme le latin en Europe. Ils l’enseignent et leur loi, Al Coran, en est écrite. Ces Pholeys sont généralement mieux instruits en arabe que ne le sont les Européens en latin. Beau­coup d’entre eux l’utilisent en même temps que leur vulgaire langage Pholey (Pu­laar)».
Autrement dit, le code linguistique des Arabes et leur système d’apprentissage étaient bien adoptés et endogénéisés au Fuuta. Ce qui y a engendré une littérature orale et écrite abondante. Comme si l’extrémité occidentale faisait écho à celle de l’Est qui est voisine de l’Arabie. Seulement, le métissage sociologique qui s’est opéré autour de la mer rouge s’est limité au niveau linguistique dans la vallée du fleuve Sénégal. Mais cette connexion avec l’Orient a suffi pour entraver l’offensive culturelle coloniale et élever le niveau scientifique de la région.

Fuuta, pôle académique
La zone d’influence de Zeitouna de la Tunisie (737 AD) et de Qarawiyyine du Maroc (832 AD), parmi les plus anciennes universités du monde, s’est étendue jusqu’à l’empire du Mali, pour donner naissance aux Centres scientifiques de Timbuctu, Wallata et Fuuta plus tard. En effet, la première œuvre écrite par un Africain dans la sous-région est celle de Al Hadramî. Ce grand érudit, soufi, enseignant et écrivain, originaire de Qayrawaan (Tunisie), accompagna Abou­backry Ben Oumar El Lam­tuunî El Shanhaajî (Senegalî !) rentrant de Marrakech qu’il venait de fonder. Ce Khalif de Abdoulye ibn Yaasin, le fondateur du mouvement Almora­vide, nomma Al Hadramî au poste de Qaadî responsable de la justice du pays. Il a occupé cette fonction jusqu’à la fin de sa vie vers 1096, huit ans après Abou Backry ibn Oumar qui, d’après la tradition, était l’époux de Fatimata Sall et père de Ndiadiane Ndiaye.
C’est en ce moment-là que les premiers foyers d’enseignement du Sénégal se sont développés dans le bassin du fleuve. On peut en énumérer les suivants. L’école de Tulde Raashid (Dimat), fondée au 11ème siècle par Ayel Kane, un des généraux de l’Armée almoravide, constitue, avec celle du Suyumma de Cheikh Shams El Dine ben Yahya (Jam Sy), le socle du système éducatif sénégalais. Cette école a produit d’éminents savants et dirigeants comme Salih Al Oumary (1753-1803), plus connu sous le nom de Al Fullanî Al Malikî, le savant de Dar Al Hadith de Médine, en Arabie Saoudite, qualifié de Rénovateur de l’islam au Pakistan ; Qaadi Hammaat Paate Fall (Khali Amar Fall), le fondateur de la féconde institution d’enseignement du Cayor à Pir Saniokhor ; Mamadou Samba Thiam (Massamba Thiam) le grand éducateur du Djolof ; Malick Sy Daouda, le fondateur du royaume islamique de Bundu ; Ceerno Sileymaani Baal, le leader de la Révolution du Fuuta et fondateur de l’Almaamiya ; Almaami Abdul Qaadir Kan, le premier souverain élu en Afrique et maître d’œuvre de l’Almaamiya ; Dial Diop, le leader des Lébous et libérateur de Djender, son premier Almaami et Serigne ; Cheikh Oumar Al Foutiyyou, le grand érudit et soufi conquérant ; Cheikh Moussa Camara, l’historien d’Afrique et sage de Ganngel, etc.
Il faut noter que le premier Almaami du Fuuta, Abdul Qaadir Kane, avait bien voulu démocratiser l’accès au savoir. Il avait maillé le pays en mosquées-foyers d’enseignement. Finalement, le rayonnement scientifique de la vallée était tel que Foutiyyu signifiait «Learner» (Erudit) dans certains pays comme le Nigeria ou en Arabie.
Après ces pré­curseurs, on peut dire que la source n’a jusqu’ici pas tari. Les foyers d’enseignement de Bokki jawe, Ngijilonn, Cilon, Matam, Wuro-Soogi, etc., continuent à attirer encore de nombreux étudiants ressortissants des pays environnants et échangent leurs produits avec les plus grandes universités du monde arabo-musulman. Mais l’exploitation de ces potentialités culturelles n’est jamais intégrée dans le cadre des projets de développement.

La marginalisation scientifique du Fuuta
L’émergence de la culture écrite et l’établissement d’une institution scolaire ont bien permis aux Fuutankke de faire face aux velléités occidentales de gommer toute trace de civilisation dans ce pays. N’ayant pas réussi à instaurer son projet assimilationniste dans la vallée, le colonisateur changea de stratégie et mis en place un dispositif pour contrôler l’Académie du Fuuta. L’ouverture de la Medersa saint-louisienne et la promotion du pèlerinage à la Mecque n’étaient qu’une tentative de clonage du système éducatif du pays et de ses leaders charismatiques. En effet, l’influence et la réputation des personnalités de la région, comme Cheikhou Oymar El Foutiyyou, ont énormément gêné le gouvernement de Saint-Louis. Le leadership de Cheikhou Oumar, sa puissance intellectuelle ainsi que son rayonnement scientifique transcontinental limitaient effectivement la propagation de la culture occidentale non seulement au bord du fleuve, mais au-delà. Ce qui avait poussé les autorités de Saint-Louis à prendre des mesures urgentes pour isoler son territoire et éviter que son modèle éducatif ne soit répandu. La stratégie de la marginalisation du Fuuta fut ainsi mise en œuvre. Le directeur des Affaires politiques de Saint-Louis, Paul Marty, indiquait désespérément et sans ambages : «En résumé, aussi bien en vue de la tranquillité publique que dans le but de réserver intactes à la seule pénétration de la civilisation française les sociétés fétichistes, il serait sage d’interdire provisoirement l’ouverture d’écoles coraniques dans certains cantons sérères et la Casamance.» Depuis, aucun accompagnement du projet pédagogique du Fuuta n’est envisagé. Et jusqu’ici, aucune infrastructure académique n’y est prévue. Les lycées techniques ou professionnels sont à ériger ailleurs, sauf dans la vallée. Comme si ses potentialités autres qu’agricoles ou minières, ses ressorts historiques et son dynamisme scientifique intéressent peu le décideur politique du Sénégal et ses bailleurs de fonds.
Enfin, il va sans dire, compte tenu de son substrat historique et sociologique, que l’investissement scientifique tirera mieux la vallée du fleuve Sénégal vers le développement économique. A cet effet, il est nécessaire de reconstituer son Académie et de le relier à la dynamique socio-économique instaurée, tout en évitant d’opérer une rupture avec son glorieux passé.
Mamadou Youry SALL
Chercheur-Enseignant à l’Ugb