Je n’ai jamais eu autant de difficultés à lire un livre. A chaque phrase, j’étais plongé dans un état tel que le livre me tombait des mains. Il se dégage de ces lignes une force mystique qui peut vous emmener à un état de «transe» qui allonge le temps de lecture. C’est comme si je lisais les oraisons de Djalal Ad-din Rumi, Sohrawardi, Ibn Arabi ou Imam Al Marjaani. Voilà notre témoignage intime de la lecture de ce grand texte de Gaston Bachelard, l’un des plus grands philosophes du 20ème siècle.
Gaston Bachelard, «un mystique parmi les philosophes», un poète né près de l’eau à Bar-sur-Aube en 1884, une contrée imprégnée de cours d’eau. Gaston Bachelard est un philosophe marqué par les crises du 20ème siècle : crise de la relativité, de la théorie des ensembles et du déterminisme, il va s’attacher à définir un nouvel esprit scientifique qui le pousse étrangement à s’interroger sur la création poétique : «C’est près de l’eau et de ses fleurs que j’ai le mieux compris que la rêverie est un univers en émanation, un souffle odorant qui sort des choses par l’intermédiaire d’un rêveur. Si je veux étudier la vie des images de l’eau, il me faut donc rendre leur rôle dominant à la rivière et aux sources de mon pays. Je suis né dans un pays de ruisseaux et de rivières, dans un coin de la Champagne vallonnée, dans le Vallage, ainsi nommé grâce au grand nombre de ses vallons. La plus belle des demeures serait pour moi au cœur d’un vallon, au bord d’une eau vive, dans l’ombre courte des saules et des osières.»
Autrement dit, le philosophe qui contemple l’eau n’est pas un être sans âme, la naissance dans une contrée gorgée d’eau a imprégné son esprit, il tente d’exprimer à travers un langage poétique le mouillement des lacs et des vallons. Sans perdre la raison, mais fasciné par l’eau, Bachelard exprime une mystique des éléments. Mais ce n’est pas à son corps défendant. L’image de l’eau est plus puissante que sa raison. Sans parvenir à l’escamoter ou l’engloutir, la puissance évocatrice de l’eau domine ses écrits. La raison bachelardienne est en génuflexion devant le mystère de l’eau, mais le philosophe ne jette pas les armes sans coup férir. «En ce qui touche ma rêverie, ce n’est pas l’infini que je trouve dans les eaux, c’est la profondeur», dit-il. Bachelard est un philosophe, un poète de la profondeur, c’est pourquoi il s’assoit à la surface irisée de l’eau pour comprendre sa profondeur. La poésie de surface n’est pas un refus, un déni de la profondeur. C’est plutôt un essor, un élan, un prélude à la plongée dans les eaux poétiques. Bachelard m’a permis de comprendre le mot de Jean Paul Sartre : «Les vaines agitations de la surface ne doivent pas nous tromper sur le calme mortuaire qui est notre lot.» C’est donc dire qu’il faut se méfier de la nomenclature et des classements hâtifs.
Comment un philosophe rationaliste aussi rigoureux, qui a réalisé l’une des plus grandes ruptures épistémologiques du 20ème siècle, peut-il produire une œuvre aussi mystérieuse et poétique sur l’eau, le feu, la terre et l’air ? Quoi qu’en pense Jacques Derrida ! «Seul un philosophe iconoclaste peut entreprendre une tâche aussi lourde : détacher tous les suffixes de la beauté.» Détacher tous les suffixes de la beauté, c’est relier les images littéraires aux songes. Derrière toutes les grandes images poétiques, il y a une matière, une substance qui travaille. Bachelard tente de détacher les suffixes de la beauté, c’est-à-dire les images métaphoriques de la forme pour nous livrer la beauté dans toute sa substance.
«L’eau et les rêves» est un essai sur l’imagination de la matière. Autrement dit, quelle est la matière substantielle qui est à la source de l’inspiration du poète ? Ici c’est l’eau, ailleurs c’est le feu, l’air ou la terre avec leurs différentes variations et même leur doublure. La source d’inspiration peut être double. Au passage, il y a un chapitre étrange sur l’inspiration narcissique, le jeu du miroir. Mais la nouveauté ici, c’est que Bachelard ne s’arrête pas à l’imagination formelle, à la simple évocation de l’eau, aux puérils jeux poétiques. Il tente d’élaborer une doctrine complète de l’imagination poétique en travaillant davantage l’imagination matérielle au détriment de celle formelle. Il s’intéresse aux «forces ‘’végétantes’’ de la matière poétique».
«Il faut qu’une cause sentimentale, qu’une cause du cœur devienne une cause formelle pour que l’œuvre ait la variété du verbe, la vie changeante de la lumière», selon Bachelard. Autrement dit, seuls les puissants sentiments, la sensualité déferlante produisent de la poésie. Ils ne sont pas nombreux les écrivains qui peuvent faire l’odyssée de la cause sentimentale à la cause formelle, à la variété du verbe qui est la poésie même. Mais les images de la forme ne suffisent pas, elles ne font pas nécessairement la poésie. Justement, Bachelard enjambe les images de surface pour voir si elles correspondent à la matière qu’elle prétend évoquer, voir si elles sont fidèles à la substance qui travaille l’imagination du poète. Dans ce texte, c’est l’eau, la substance liquide qui est traitée. Le rêveur de la matière, le voyant de la substance profonde, celui qui voit la forêt noire qui fleurit dans l’eau, le feu, l’air, la terre et leurs variations tente d’enlever, d’émonder, bref de se délester des images de la forme. Il veut se libérer de la métaphore. C’est le lot des grands poètes, car les vaines images sont périssables, un vrai poète est intemporel, intempestif, mais une œuvre poétique doit tout de même fleurir, se parer, séduire. Elle doit accueillir les «exubérances de la beauté formelle.»