«Zenguinchor», nom baïnounk de la capitale du sud, est une ville cosmopolite. Une ville où les colons portugais ont laissé des traces encore visibles. Culture, gastronomie, musique, l’empreinte de ce passé colonial portugais est fortement ressentie dans cette ville que les Français finiront par conquérir. Mais l’un des héritages qui subsistent encore reste la langue Kriol. Né dans cette ville, le Général Alain Pereira a publié «Mots, dictons, expressions et proverbes kriol de Caxa Mansa», un ouvrage publié chez l’Harmattan Sénégal et qui éclaire d’une lumière nouvelle ce passé lusophone de la région. Avec un langage simple et plein d’humour, l’ancien chef d’état-major de l’Armée de l’air explore les méandres d’une langue «succulente» qui, plus qu’un vocable, est avant tout le ciment d’une communauté. Menacée de disparition aujourd’hui, sa codification permettrait de la ressuciter.Vous êtes l’auteur de Mots, dictons, expressions et proverbes kriol de Caxa Mansa. Comment vous est venue l’idée de faire cet ouvrage ?
En fait, cet ouvrage a commencé d’abord par un recueil de mots et de dictons que je prenais à travers certains sites et certaines personnes qui s’exprimaient exclusivement en kriol. Ensuite, je les ai transformés en PowerPoint. Mais après, ça devenait trop important et l’idée est venue de faire mieux. D’abord de les mettre en Word. Et après avoir classifié ces dictons, mots et proverbes, il fallait trouver une classification beaucoup plus intéressante pour qu’ils soient mieux compris. En avançant toujours, je me suis dit : «Mais les gens ne comprendrons jamais pourquoi j’écris dans cette langue.» Il fallait donc parler un peu d’histoire. C’est comme ça qu’est venue l’idée de faire ce livre et tous les autres chapitres ont coulé de source ensuite.
Donc l’objectif, en écrivant ce livre, c’était de partager cette langue…
Au début, il était simplement de partager la langue. C’est la langue qui a été au début de tout. Mais au fur et à mesure que l’on avançait, on s’est rendu compte qu’il fallait partager la culture et visiter le côté culturel, mais surtout l’histoire. Ce qui m’a pris beaucoup de temps et de recherches.
D’où vient cette langue des Kriol de Caxa Mansa ?
D’abord, j’ai commencé par ce nom que je n’ai pas du tout inventé. Dans mes recherches, j’ai trouvé que dans une des cartes qui sont dans ce livre, il était écrit quelque part «Rio de Caxa Mansa». C’est ce Caxa Mansa que j’ai pris au lieu de dire Casamance. D’ailleurs, je dois dire qu’au début, ça a fait l’objet d’échanges et de discussions. Caxa Mansa ou Casamance, parfois en ayant peur qu’on lui donne une certaine connotation ethnique qui n’avait rien à voir. L’idée simplement était de faire en sorte qu’une langue qui, dans les années 60 et jusqu’aux années 80, était pratiquée par les Ziguinchorois, par ceux qui venaient d’autres régions… Parce que le kriol était une des langues les plus utilisées, lorsqu’ils viennent d’autres régions, c’était nécessaire qu’ils apprennent cette langue-là. Des enseignants qui venaient de Saint-Louis, de partout, ce qu’il faisait en premier lieu, c’est de tout faire pour comprendre cette langue et la parler. Mais progressivement, il s’est passé quelque chose d’inexplicable que les experts, les gens plus expérimentés que moi dans ce domaine, pourront chercher à expliquer. Aujourd’hui, la langue est dans une situation de disparition. Donc, c’est une espèce de cri du cœur qui a été lancé pour dire, une langue c’est une valeur. On ne la laisse pas mourir facilement. J’ai travaillé avec des gens, mais lorsque le livre est sorti, on s’est rendu compte qu’il y avait de nombreux Casamançais, de nombreux Ziguinchorois qui ne pouvaient peut être pas écrire, mais qui pensaient de la même façon que moi par rapport à cette langue kriol.
Cette langue kriol est-elle un héritage du colonisateur portugais ?
Effectivement ! Quand on parle de créole, on parle d’un mélange de langue. Au moins 2, si ce n’est plus. Dans le cas du kriol de Caxa Mansa, peut-être la fondation c’est le portugais, mais aussi il y a toutes les autres langues de la Casamance qu’on retrouve à l’intérieur. De nombreux mots dont l’origine est mandingue, diola, ou baïnounk. Evidemment, elle provient du portugais et elle a des proximités avec certaines langues de Guinée-Bissau, mais pas toutes. Par exemple, lorsque vous parlez cette langue en Guinée-Bissau, on vous dira : Vous venez du Sénégal, vous n’êtes pas d’ici. Si on dit que vous n’êtes pas d’ici, c’est parce que il y a quelque chose de particulier. Par contre, le kriol est beaucoup plus proche peut-être du créole que l’on retrouve à Cacheu, en Guinée Bissau, sans être similaire parce qu’il existe certains mots qui ont été importés.
Vous disiez tantôt que c’est une langue en péril. Donc, à Ziguinchor, il n’y a plus beaucoup de gens qui la parlent ?
En fait, il y a beaucoup de facteurs. Il existe encore de nombreuses personnes qui la parlent. Mais le rouleau compresseur des autres langues a pris le dessus sur le kriol de Caxa Mansa. Mais aussi, il y a d’autres facteurs qui peuvent l’expliquer. C’est peut-être aussi une espèce de complexe de parler cette langue. Je ne sais par quelle magie, mais aujourd’hui, de plus en plus, nos jeunes ne parlent pas cette langue. Il s’agit de faire un petit sursaut qualitatif pour dire aux gens que toute langue est importante, toute culture est important. Ça rentre dans votre histoire, dans votre passé et il est important que vous la compreniez pour mieux vous comprendre vous-mêmes. Et c’est dans ce cadre que j’ai fait ce travail avec bien sûr l’accompagnement de beaucoup de personnes.
Dans les rues de Ziguinchor, entend-on encore des gens parler kriol ?
On entend des gens parler kriol, mais pas autant que le wolof qui est venu passer dessus comme un rouleau compresseur. Vous savez, le Wolof, le Peulh, et le Mandingue, ils ont des particularités. Lorsqu’ils viennent, ils ont tendance à écraser les autres. C’est leurs langues qui sont comme ça et c’est tout à leur honneur d’être comme ça. Toutefois, les autres doivent aussi faire des efforts pour que leurs langues ne meurent pas. D’autant plus que l’utilisation de cette langue a un intérêt pour le Sénégal, pas pour ceux qui la parlent. Le Sénégal est entouré de deux pays lusophones, il ne faut pas l’oublier, la Guinée-Bissau et le Cap-Vert. Du point de vue politique et économique, le Sénégal a tout à gagner que de faire en sorte que cette langue soit revivifiée. Elle n’est pas morte, mais si d’aventure elle l’était, faire en sorte qu’elle soit ressuscitée. Et cela passe par un certain nombre de travail à faire par des universitaires d’abord, mais aussi par des utilisateurs de la langue. Et quand ces initiateurs auront fini de faire ce travail, qu’on vienne demander le soutien de l’Etat. Il y a aucun doute que le soutien de l’Etat manque pour nous amener à codifier cette langue. Parce que lorsqu’on codifiera le kriol, les choses seront un peu plus claires et ce sera comme un soutien, un encouragement aux gens pour qu’ils parlent mieux le kriol. Mais elle encore parlée non seulement à Ziguinchor, mais dans tous les villages où avant les colons portugais étaient présents avant que cette partie ne soit échangée avec la France.
Vous voulez que cette langue soit officiellement reconnue comme une langue nationale ?
Je souhaite effectivement que le kriol soit reconnu comme une langue nationale, mais le travail ne se situe pas là. Le travail, c’est nous d’abord. C’est nous qui devons travailler pour donner de la valeur à la langue que nous parlons et qui est notre langue maternelle. C’est nous qui devons travailler pour tous les créolophones. Mais au-delà, ça ne doit pas être seulement le business de ces gens-là. C’est aussi celui du Sénégal que d’avoir une particularité qu’il est la seule à avoir dans le monde, un pays francophone qui, à l’intérieur, dispose de populations qui parlent une langue qui soit liée à la lusophonie. Aucun pays au monde n’a cette particularité et c’est un avantage scientifique.
Dans le livre j’ai vu que votre ancêtre, Honorio Pereira Barreto, était gouverneur de Cacheu. Que vous a-t-il légué ?
Je ne peux pas dire qu’il m’a particulièrement légué quelque chose, ni à moi ni à mes parents. Mais ce qui est sûr, c’est que c’est le premier Noir à occuper ce poste. Il a tenté de faire en sorte, avec toutes les contraintes que cela supposait, car il faut ramener les choses dans cette période où il y avait de l’esclavage et ou les Noirs n’étaient pas bien considérés. Il a tenté du mieux qu’il pouvait de faire en sorte que les Africains soient mieux respectés. Il a été par exemple à Ziguinchor le premier qui a envoyé les gens dans une école, le premier qui a accueilli une chapelle, une chose qui n’existait pas avant. Qu’est-ce qu’il a laissé comme legs, c’est quelque chose que je n’ai pas encore étudié en détail.
Il s’est battu pour que Ziguinchor reste dans le giron portugais…
Il s’est battu, mais avec des armes inégales. Pendant qu’il se battait pour que Ziguinchor reste dans le giron portugais, il écrivait dans ses nombreuses correspondances. Mais parce qu’il est Noir, on ne donnait pas de la considération à ses écrits. Il le disait : «Parce que je suis Noir, vous ne donnez pas de considérations à mes écrits.» Il s’est battu pour ça, mais les armes étaient inégales. D’abord, la France tenait à avoir la Casamance. Elle l’appelait notre Casamance. Et quand les choses ont commencé à mal tourner, la France a proposé qu’il y ait une discussion en vue de faire un échange de cette partie parce qu’elle y tenait vraiment. D’abord, ils s’étaient installés à Carabane, ensuite à Sédhiou. Dans ces discussions, ils ont fini par trouver un terrain d’entente. Et cette partie de la Casamance, pas l’ensemble de la Casamance, cette partie qu’occupaient les Portugais, revenait aux Français. Et en retour, les Français donnaient le Rio Cacine dans la zone de la frontière de la Guinée actuelle et quelques avantages aux Portugais, notamment le droit de pêche dans certaines zones en Amérique.
Y a-t-il des choses qui subsistent de cet héritage portugais à Ziguinchor, la gastronomie, l’architecture ?
Beaucoup de choses. L’architecture, la gastronomie, les danses, les chants, tout ce qui est culturel. Et ça a fait l’objet d’un colloque en 2016 durant lequel, parmi ceux qui ont joué les plus grands rôles, était le Professeur Mané. Il s’agissait de revisiter ce qui est resté après ce passage de près de 250 ans des Portugais en Casamance. Et il existe, je crois, des documents, des actes qui ont été publiés au niveau de l’Université Assane Seck de Ziguinchor. Les Touré Kunda, tout ce qu’ils chantent, vient de cet héritage-là.
Vous dites que dans le livre vous racontez votre Ziguinchor qui est un peu votre royaume d’enfance. Quelle est la particularité de cette Ziguinchor dont vous parlez ?
(Très ému…) Le Ziguinchor que je connais, où j’ai grandi et où j’ai étudié en partie, c’est ce Ziguinchor que j’ai envie de raconter un jour sous forme d’autobiographie. Il y a beaucoup de choses à dire que je n’ai pas oubliées et qui ont contribué grandement à ce que nous sommes tous aujourd’hui. Je prends juste mon exemple, mais c’est sûr que Professeur Mané qui est de Ziguinchor peut raconter la même chose et tous ces gens de Ziguinchor peuvent dire autant.
Tout au long de l’ouvrage, vous évoquez la saveur de la langue kriol. Qu’est-ce qui la fait ?
Ce que je sais, c’est que les termes qu’ils utilisent posent souvent problème et font rigoler. On se pose des questions : Pourquoi ils n’utilisent pas tel terme beaucoup plus simple ou telle expression moins compliquée ? Parce que quelqu’un de Ziguinchor, lorsqu’il écoute certaines expressions, vous parlent. Il a envie de vous dire que vous êtes vilain, c’est tellement plus simple de dire que vous êtes vilain. Mais il vous dira que vous ressemblez à un chat qui a porté une marmite et qu’il va au marché. C’est tellement compliqué, mais il faut connaître les codes pour pouvoir décoder ça. Et si vous ne comprenez pas la langue, vous ne pouvez pas le décoder. C’est un exemple que j’ai donné pour montrer pourquoi c’était important pour moi en ce qui concerne les dictons et les proverbes, non seulement de les présenter en kriol, mais aussi de les traduire mot à mot. Parce que si je me permettais d’expliquer ce que cela veut dire, les lecteurs n’auraient pas compris. Donc je faisais du mot à mot pour permettre aux lecteurs d’avoir une petite saveur de ce qui est dit en kriol avant de dire qu’il a envie de dire ça.
Pouvez-vous alors m’expliquer ce que signifie l’expression «diarrhée du toucouleur» ?
Dans le temps, les premiers qui sont arrivés, ils sont venus en «thiaya» et «caftan». Ce que les gens de Casamance ne connaissaient pas. Voyez la différence telle que «mangalagu» (manche large), qui est le caftan par opposition à nos manches qui sont si petites. Avoir la diarrhée déjà, c’est très compliqué. En plus, comment peut-on se mettre dans une tenue où il est difficile de courir et de se déshabiller ? C’est comme ça qu’est venue la diarrhée du toucouleur (rire). Une diarrhée ordinaire ça passe, mais la diarrhée du toucouleur, c’est compliqué.
Certaines expressions dans le livre, comme par exemple «idiot comme un Balante» ou encore «fourbe tel un Wolof», c’est de la parenté à plaisanterie ou la preuve d’un antagonisme entre certaines ethnies ?
C’est une parenté à plaisanterie. Ziguinchor, c’est un des endroits au Sénégal où il n’y a pas d’antagonismes entre les ethnies. C’est l’endroit où l’on trouve le plus de brassage. Mais c’est comme le Wolof qui à de petits mots pour le Lébou. Là-bas aussi, avec le temps, de petits mots se sont forgés sans être méchants. Et pour que les gens comprennent bien, on a fait un petit texte pour dire d’où venaient ces expressions. «Fidju di tera» (fils du pays), ça donne l’impression que les autres ne l’étaient pas. Alors, il était important d’expliquer d’où ça venait pour que les gens ne le prennent pas sous l’angle d’antagonisme, de mésentente ou d’exclusion entre les ethnies. Une partie de ma famille paternelle est d’origine Banhut (Baïnounk). Et j’ai du Manjaque du côté de ma mère. Souvent le Wolof vient, on ne le connaît pas beaucoup. Mais il a des attitudes et les gens l’appellent Ndiaye say, Mbaye tapalé. On dit que le Wolof trompait les gens. Donc on dit «c’est la langue du fourbe». Mais il n’y a pas de méchanceté derrière. C’est juste une situation bien précise.
Le livre a été présenté à Ziguinchor ?
Nous l’avons d’abord présenté à Ziguinchor parce que les gens qui aiment le kriol avaient hâte d’avoir quelque chose comme ça. Dès qu’ils ont appris qu’il y avait un livre comme ça, la publicité s’est faite toute seule. Et dans le livre, il ne fallait pas seulement parler la langue, il fallait aussi expliquer un certain nombre de choses sur les origines, des noms. J’ai expliqué d’où vient la pointe des Almadies par exemple. Nous entendons beaucoup de choses dessus. Pas pour dire que ce que les autres disent est faux, mais j’apporte ma version.
Et d’où vient ce nom ?
Nous entendons souvent que Pointe des Almadies viendrait de Al Mahdi avec une connotation religieuse layène. Ils ont sûrement raison, mais moi j’apporte ma version. Dans les années 1400, un navigateur portugais est passé ici et il a trouvé que les pêcheurs qui étaient là-bas avaient des pirogues taillées dans le bois. En portugais, on l’appelle «almadia». Et il a mis dans sa carte de marin Ponto di Almadia. Dès qu’il est retourné chez lui, quelques années plus tard en 1471, a été reconnu pour la première fois et mis dans une carte officielle du Royaume du Portugal, Punte di Almadia qui signifie la pointe des pirogues taillées dans le bois. Il y a plein de noms comme ça, mais je me suis surtout concentré sur la Casamance avec des noms tels que Adéane qui vient de Ponta de Adriano parce qu’il y avait un portugais qui avait là-bas une bananeraie et on appelait cet endroit la Pointe de M. Adrien. Avec le temps, ça a fagocité le nom originel du village. Le Soungroungou par exemple viendrait de Saint Grégoire. Il y a aussi Sindone que les gens appellent le pays du milieu alors que le nom aurait dû être l’Eglise comme les Français l’ont baptisé parce qu’un incident entre Français et Portugais a amené un problème diplomatique. Mais la greffe n’a pas prise.
Un des préfaciers souligne le ton humoristique de l’ouvrage. Un choix délibéré ?
Ce n’est pas moi, c’est la langue qui est comme ça. Je ne fais que reprendre la langue telle qu’elle présente les gens dans leur vie de tous les jours. Quand on ne comprend pas la langue, on peut penser que c’est blessant. Il fallait aussi mettre le livre au niveau des gens pour ceux de Ziguinchor qui n’ont pas l’habitude de la lecture. Il fallait écrire dans un français facile et tous ceux qui sont dans le livre, la préface du Dr Tavares, l’avant-propos de l’abbé Gomis, le post avec le Pr Mamadou Mané et Xavier Diatta pour la 4e de couverture etc., tous l’ont compris. L’idée, c’était de faire en sorte que le kriol soit mis devant. Peut-être dans la deuxième édition, on va mettre des contes d’enfants, des chansons. Et comme certains me l’ont fait remarquer, donner la possibilité à quiconque lit ce document qu’il puisse chanter ces chants. On va écrire toutes les chansons et chercher des spécialistes qui les écriront en musique.
Vous avez déjà commencé la deuxième édition ?
J’ai déjà commencé à recueillir les informations qui viendront renforcer ce livre-là.