Grand promoteur des langues africaines : Le Kenyan Ngugi wa Thiong’o est mort

Le Kényan Ngugi wa Thiong’o, considéré comme l’une des plus grandes figures littéraires de l’’Afrique contemporaine, est mort mercredi 28 mai, a annoncé sa fille. Il était l’auteur de romans, d’essais, de pièces de théâtre et de mémoires. Il avait 87 ans.
«C’est avec le cœur lourd que nous annonçons le décès de notre père, Ngugi wa Thiong’o, ce mercredi matin», a écrit Wanjiku Wa Ngugi sur Facebook. «Il a vécu une vie bien remplie et a mené un combat acharné.» Né 1938 à Kamiriithu (près de Nairobi), Ngugi wa Thiong’o a grandi à l’ombre oppressante de la colonisation britannique. L’exploitation, la spoliation, la répression des indépendantistes qui touchèrent l’entourage proche et familial de l’écrivain constituent la texture même de ses Mémoires d’enfance parues en français en 2022. Se remémorant le petit garçon qu’il était, Ngugi wa Thiong’o met en scène sa lente prise de conscience des injustices et des brutalités de la colonisation. C’est «comme si j’émergeais de la brume», écrivait alors l’auteur dans ces pages.
Critique de la société kényane post-coloniale
Ngugi a débuté sa carrière littéraire en 1964 avec Weep Not, Child, (traduit en français chez Hatier sous le titre Enfant, ne pleure pas), premier grand roman en anglais d’un auteur d’Afrique de l’Est, suivi de A Grain of Wheat (Et le blé jaillira, éd. Présence Africaine) et The River Between (La Rivière de vie, éd. Présence Africaine). Mais c’est la parution, en 1982, de son chef-d’œuvre Petals of Blood, en français Pétales de sang, éd. Présence Africaine), qui l’a fait connaître. A la fois romancier et théoricien post-colonial, le défunt était l’auteur d’une œuvre considérable (romans, nouvelles, essais, théâtre) qui reflète son engagement politique. En 1977, Ngugi wa Thiong’o est emprisonné sans inculpation après la représentation de sa pièce Ngaahika Ndeenda (Je me marierai quand je le voudrai), qui se veut une critique virulente de la société kényane post-coloniale. Il est désigné comme prisonnier d’opinion par Amnesty International, avant qu’une campagne mondiale n’obtienne sa libération de la prison de haute sécurité de Kamiti en décembre 1978. Il s’exilera par la suite au Royaume-Uni, puis aux Etats-Unis où il va devenir professeur à l’université de New York, ce qui ne l’empêche pas de continuer d’écrire des pièces et des essais.
«Décoloniser l’esprit», œuvre majeure
Dans ses romans, et à travers son théâtre, Ngugi Wa Thiong’o développe une critique virulente de la bourgeoisie issue des indépendances et de l’oppression des classes ouvrières africaines. Influencé par la pensée marxiste et Frantz Fanon, il est aussi un penseur du panafricanisme et de l’émancipation de l’Afrique. Il est notamment l’auteur d’un essai majeur paru en 1986, Décoloniser l’esprit. Dans cet ouvrage, véritable plaidoyer en faveur des langues et cultures africaines, il analyse la violence et «l’asservissement mental» qu’a représentés l’imposition des langues européennes dans les sociétés coloniales. Lui-même, à partir des années 1980, a cessé d’écrire en anglais, se contentant de traduire ses textes à partir du kikuyu. Ce fut certes un choix radical, mais en phase avec sa lutte politique et morale contre les inégalités.
Retour d’exil
C’est seulement en 2004 qu’il remet les pieds au Kenya, après plus de 20 ans d’exil, après que le Président Daniel Arap Moi a quitté le pouvoir. Il est accompagné de son épouse. Or, quelques jours après leur retour, Ngugi wa Thiong’o et son épouse sont attaqués en pleine nuit dans l’appartement que des amis avaient prêté au couple pour leur séjour. Quatre hommes armés de revolvers, d’une machette et d’une cisaille font irruption. Sous les yeux de l’écrivain, sa femme est violée. En tentant de s’interposer, Ngugi est violemment frappé et brûlé au visage. Les suspects sont interpellés quelques jours plus tard et poursuivis en Justice. Il n’a pas été établi si cette agression était de caractère criminel ou politique. A la suite de ce séjour mouvementé, Ngugi n’est que rarement rentré au pays. Dans Pour une Afrique libre, essai paru en France en 2017, il développe des thèmes qui lui sont chers : la nécessité de l’estime de soi chez les Africains, le rapport de l’écrivain africain à sa ou ses langues, l’héritage de l’esclavage ou l’écriture comme instrument de paix et d’émancipation des peuples. Comme une revanche sur l’oppression qu’il a subie, sa pièce Ngaahika Ndeenda est de nouveau jouée sur les planches des théâtres de Nairobi en 2022, après avoir été interdite pendant 45 ans. Titulaire de nombreux prix littéraires et distinctions, il a longtemps été pressenti pour obtenir le Nobel de littérature. Mais la mort l’a emporté avant qu’il n’obtienne la plus haute distinction pour un écrivain.
Rfi