Les Sénégalais sont satisfaits d’avoir découvert en grande première le film «Atlantique» de Mati Diop, projeté vendredi dernier au Grand Théâtre. Occasion pour la lauréate du Grand prix du Festival international du film de Cannes de déclarer devant les spectateurs que tout est possible en Afrique.

Autorités, cinéastes, cinéphiles, bref, les Sénégalais se sont rués vers Grand Théâtre, vendredi dernier, pour découvrir en grande première le film Atlantique de Mati Diop. L’édifice emblématique a refusé du monde. Les personnes, qui n’ont pas pu obtenir leur sésame pour cette avant-première, vont devoir attendre les séances de rattrapage prévues le lendemain au canal Olympia, le surlendemain au complexe cinématographique Sembène Ousmane du Magiquec Land, ou ce lundi 5 août à la salle des thèses de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad).
Il est 20h, les lumières du Grand théâtre s’éteignent, l’écran s’allume. Le moment tant attendu par les spectateurs curieux de découvrir le cinéma qui a remporté le Grand prix du jury au 72ème festival de cannes (France) est venu. Le film capte l’attention du public. Et un silence religieux s’installa, soudain, dans la salle.
Dès le début, la cinéaste installe le public au cœur de la banlieue dakaroise. Mati a composé un film d’une grande puissance visuelle. Elle ne laisse rien au hasard : le chantier d’une immense tour ultra-moderne, les festins, la poussière, la dureté de la vie, la quête de la liberté… C’est tout un mélange de la vie. Ce qu’il faut surtout souligner, c’est le bruit poétique des vagues de l’océan qui laisse présager de ce qui adviendra des travailleurs d’une tour futuriste. Restés quatre mois sans salaire, ces ouvriers décident de quitter le pays en empruntant la mer pour… un avenir meilleur. Parmi eux, Souleiman, l’amant de Ada, promise à un autre.
Quelques jours après le départ des garçons, un mystérieux incendie dévaste la fête de mariage de la jeune femme. Les morts ne sont pas morts, a-t-on l’habitude de dire au Sénégal. «Si les jeunes hommes morts en allant en Espagne revenaient, qu’auraient-ils à dire ?» C’est la question que la réalisatrice s’est demandée là en écrivant le film. Fantastique !
Ada, elle, est loin de se douter que Souleiman est revenu. Son amant a possédé Issa l’inspecteur. Il est surtout revenu pour dire non aux mariages forcés et pour un dernier adieu.
Le film se développe ainsi sur trois thèmes : l’émigration clandestine, le mariage forcé et la mort. On y retrouve toutes les strates de réalités sénégalaises.
Le silence installé dans la salle depuis le début de la projection n’a été rompu que par des rires, des applaudissements, mais aussi des murmures de temps à autre durant les scènes d’amour que le public semble méconnaître. «C’est cohérent par rapport à l’histoire. N’importe qui se reconnaitrait dans cette scène», répondra Mati Diop. C’est le standing-ovation à la fin de la projection !

«C’est un grand moment que j’ai attendu»
La réalisatrice est aux anges. «C’est un grand moment de joie. Un moment que j’ai attendu depuis bien longtemps, que j’ai imaginé de différentes manières, et ça arrive en vrai. C’était génial d’être dans la salle avec le public et d’entendre les réactions, les rires, l’attention, la concentration, c’est magnifique, je suis très heureuse», a déclaré Mati. Avant de revenir sur le choix de l’émigration : «C’est une réalité insupportable, tragique qui a été trahie par beaucoup de médias. En effet, j’ai l’impression que les gens ont déconnecté la nature même de cette tragédie. C’est pour cela qu’il me semblait extrêmement important que le cinéma aborde cette problématique de façon différente.»
Ibrahima Traoré (Souleiman), acteur dans le film, n’a pas les mots pour décrire son contentement. Il n’a jamais songé ce moment. «J’ai toujours aimé jouer dans un cinéma, mais je ne croyais pas que ça allait se faire. Jusqu’à ce que Mati se présente devant moi, me parle de son projet et de ses scénarii qui m’ont beaucoup plu», dit-il. C’est une expérience exceptionnelle pour lui et ses camarades détectés à partir d’un casting sauvage.
Amadou Mbow, qui a joué le rôle de Issa l’inspecteur, revient sur l’intensité du tournage. «Les tournages étaient un peu intenses parce qu’on n’a pas tourné 6 mois mais plutôt deux mois. Nous nous sommes bien entraînés. Beaucoup d’efforts ont été fournis. Il y a eu pas mal de coaches derrière parce qu’il n’y avait pas de rôle simple. Ce n’était pas facile. On tournait jour et nuit. Les scènes nocturnes étaient tournées vers 3h du matin pendant que tout le monde dort. Parce que quand on filme les scènes de jour, tout le Sénégal vient à côté. Nous savons tous comment se passent les tournages ici.»
«Ça s’est bien passé avec le coaching de Ibrahima Mbaye. Et cela nous a rapprochés. Mariama et moi, par exemple, sommes des voisins, mais avant nous ne nous parlions pas. Maintenant nous formons une famille. Chacun va chez l’autre y rester, prendre un petit déjeuner et tout», conclut Ibrahima Traoré, tout en souriant.

«Tout est là»
Les spectateurs ont bien apprécié ce très beau film Atlantique de Mati Diop. Ils n’ont pas manqué de manifester leur joie. Mouhamed Basse, un Sénégalais résidant en Suisse, est en vacance à Dakar. La quarantaine, vêtue d’un boubou traditionnel de couleur beige, chapeau à la tête, Basse est un amateur de films. Il s’est dit honoré. «Je suis très heureux de voir ce film. J’avais eu des séquences depuis la Suisse où je vis. On en a bien parlé au festival de Cannes. C’est une fierté d’avoir cette femme, après Djibril Diop Mamebéty. Voir ce genre de film produit ici au Sénégal, c’est magnifique.» Cependant, il déplore la rareté des salles de cinéma dans ce pays : «Ce que je regrette c’est qu’il n’y a presque plus de salles de cinéma. C’est bien de produire des films comme ça, mais après il faudrait qu’il y ait des lieux publics où l’on puisse les tourner. Malheureusement, ce sont des films qui vont plus passer en Europe.»
Ce film est l’occasion pour la réalisatrice d’affirmer qu’«il y a toute une création possible en Afrique de l’Ouest et généralement en Afrique», malgré les dysfonctionnements, les fragilités et la mal gouvernance. «Atlantique, je l’ai fait avec des Sénégalais, et on va jusqu’à Cannes avec le Grand prix. C’est juste la preuve que le potentiel, l’intelligence, l’énergie, entre autres, sont là. Tout est là», assume-t-elle avec fierté.
Stagiaire