Haïti, du modèle panafricain à l’Afrodystopie…

Avec plus de 200 ans d’existence en tant que République moderne, chaque contexte historique qui se produit à Haïti porte une signification rétrospective pour les autres Républiques sœurs sur le continent africain. L’île image de la première forme de balkanisation coloniale est aussi le symbole primaire de la décolonisation dans sa compréhension de lutte contre un système esclavagiste dont la matrice constitue un crime contre la dignité humaine.
A Saint Domingue, ce sont des Mélano-africains sous les préjugés liés à leur condition d’esclaves qui se sont battus pour l’indépendance face à une domination blanche qui les maintenait sous l’asservissement. En détruisant l’establishment colonial français blanc et en le remplaçant par des dirigeants «Africains», la révolution haïtienne (1791-1804) acquit une identité de référence pour toutes les colonies sous domination occidentale et l’Afrique en particulier. Cette identité renseignée par des problématiques idéologiques telles que le capitalisme racialiste qui veut toujours que la «Race noire» reste au seuil de l’économie mondiale (pour paraphraser Hegel) et la liberté dans un monde où l’économie fait le maître. Une telle liberté, les peuples noirs peinent encore à y goûter pleinement, alors même que la révolution haïtienne avait tracé les voies de sortie.
Mais son histoire mémoire a été occultée pour une révolution qui a marqué les temps moderne et contemporain, dont il faudrait évaluer l’impact en Afrique. Il s’agit de parler de son prolongement qui devrait se lire en termes de référencialité dans un double processus de fixation des exigences que l’Afrique s’est posée et d’appréciation de la réalité actuelle des peuples noirs.
Mère des luttes anticapitalisme-racialistes pour se libérer de l’oppression occidentale et se construire une identité nationale, Haïti montra en effet le chemin de la libération à toute les Nations assujetties. La Révolution haïtienne était prise en exemple, elle servait de référence et de modèle (Amérique latine). Elle avait posé les jalons du combat et de l’engagement panafricanistes quand des femmes et des hommes que le système esclavagiste avait déracinés de tous les coins d’Afrique, et malgré leur grande diversité culturelle, avaient su se lever comme un seul être humain pour combattre jusqu’à leur indépendance (1804).
Cet exemple, malheureusement, est loin d’avoir été pris par les mouvements panafricanistes qui suivront. L’Afrique était, elle aussi, soumise aux mêmes rigueurs de l’exploitation coloniale, mais rares sont les pays africains qui, au nom du panafricanisme, s’engagèrent dans une lutte visant à se libérer de l’oppression coloniale avec ses intérêts tout aussi racialistes. Et quand ils le faisaient, comme en Guinée-Bissau et Cap-Vert, ou au Mozambique, il leur manquait toujours, sur le plan continental même, cette unité qu’avaient démontrée les «Africains» de St-Domingue.
Si Haïti porte le panafricanisme sous toutes ses formes, en actions comme en idées (B. Sylvain, A. Firmin, WEB Dubois), les élites africaines ont certainement passé trop de temps à «penser l’Afrique». Le continent en est même devenu une «Afrotopia» (Sarr, 2016), à l’image d’une élite «atopos», qui oublie son «lieu du penser». A cette paramnésie de localisation, une interprétation historico-mémorielle s’impose. Haïti est un «lieu-document» où se posent les bonnes questions de l’avenir de l’Afrique et les faits y mentionnés ne parlent pas d’un meilleur des mondes : Haïti, notre référence historique, est une Afrodystopie. Le problème donc que pose la dualité conceptuelle d’une Haïti modèle panafricain et dystopie africaine est de savoir si l’Afrique est réellement sur les pas d’Haïti et si elle voudra lui ressembler dans 200 ans.
Complexe relation entre histoire et mémoire que nous avons cru bon d’enseigner (ou plutôt de co-enseigner au Département d’histoire, Ucad, avec Pierre Sané, H. Bangerezako & N. Sène). Le hasard faisant les choses, l’assassinat du Pr. J. Moïse nous amène à sortir du cadre universitaire pour participer à situer nos populations par rapport à cette tragédie dont les signaux-causes sont déjà inscrits sur les murs des Palais africains. Du Mali, en passant par le Burkina jusqu’en Côte d’Ivoire, nous assistons à une sorte de néantisation de certains acquis qui faisaient dire que nos peuples étaient mûrs. Cette néantité déjà admise en Haïti se manifeste comme une épiphanie pour l’Afrique.
Haïti s’inscrivait dans la rupture avec le système international de l’époque, système profondément esclavagiste et colonial. C’est ainsi que l’Etat post-colonial va préfigurer les Etats décolonisés d’aujourd’hui. Tel un modèle devant être reproduit plus tard sur des réalités similaires, la Révolution haïtienne se videra de sa substance, en raison des contraintes et pesanteurs qu’imposera un système international hostile. Ainsi, alors qu’au 18e siècle l’île de St Domingue était l’une des colonies les plus productives du monde, la République d’Haïti qui lui succéda va très tôt crouler sous le fardeau d’une dette imposée (Sané, 2021).
En effet, soutenu par les autres puissances coloniales, la France va obliger la jeune République à payer, sous la menace d’une intervention coalisée, un tribut à la liberté pour dédommager les colons français. Cette rançon sera payée jusqu’au dernier sou par Haïti, estimée à 25 milliards d’euros aujourd’hui pour l’un des Etats les plus pauvres du monde. Cela représentait à l’époque six années de recettes budgétaires. Si cet «impôt de liberté» («impôt de capitation» en Afrique) n’est pas seul responsable de cette paupérisation, il a malgré tout contribué à l’affaiblissement d’un jeune Etat qui se retrouvera enchaîné à la logique impériale, forcé de largement travailler et contribuer à l’accumulation du capital français.
La Révolution haïtienne restera donc avortée dans sa phase initiale, après la défaite militaire du colonialisme, la prise totale du pouvoir par des hommes qui s’étaient libérés tout seuls, suivie par l’indépendance politique et la formation d’un Etat national. Nous reprenons l’essayiste (Depestre, 1969) pour qui la victoire militaire sur le colonialisme, pour décisive qu’elle ait pu être dans le projet de la décolonisation, ne sera pas une conquête totale de son destin. En effet, l‘indépendance politique deviendra vite une indépendance nominale. Les structures coloniales vont se reconstituer progressivement en structures néocoloniales tout autant excentrées, mais indigénisées. Se laissant entraîner dans ce cycle de paupérisation, Haïti va répondre au mécontentement populaire par une reproduction des codes du (néo)colonialisme au milieu du 20e siècle. Le 21e siècle quant à lui va être marqué par une succession de crises politiques ; depuis 2000, Haïti ne cesse de vivre dans l’impasse politico-institutionnelle qui a culminé jusqu’à un énième assassinat d’un Président en exercice.
Toutes ces lignes sur Haïti peuvent être transposées pour faire une lecture de l’histoire politique africaine depuis l’indépendance. Après 50 ans, comme en Haïti, dettes dues par nos Etats aux anciens colonisateurs, coups d’Etat militaires, néocolonialisme et capitalisme racialiste, instabilités politiques et institutionnelles, dévolution monarchique, impasses politiques et ingérences internationales, non-respect de la souveraineté, faux-patriotisme et mercenariat en cravate… sont le lot des Etats africains.
Dr. Pape Chérif Bertrand BASSENE
Akandijack Enseignant-chercheur Histoire moderne et contemporaine
UCAD