Samir Amin (1931-2018) figure parmi les penseurs du Sud ayant contribué de manière décisive à amorcer la rupture épistémologique vis-à-vis du discours eurocentrique qui imprègne les sciences sociales et humaines. Sa disparition le 12 août dernier est une perte énorme pour sa famille, ses amis, ses collaborateurs et ses nombreux sympathisants partout à travers le monde. Autant l’intellectuel marxiste/militant communiste était exceptionnel et d’un engagement éthique sans faille, autant l’homme était humble, serviable et généreux. C’est une chance et un privilège d’avoir pu côtoyer cette figure paternelle et chantre de l’internationalisme des Peuples qui signait toujours ses emails avec la mention «fraternellement».
Il m’a semblé opportun de reproduire la substance du témoignage que j’avais apporté de son vivant et en sa présence le 25 octobre 2014 à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Ce jour-là, Demba Moussa Dembélé, en collaboration avec la Fondation Rosa Luxemburg, avait organisé une cérémonie en hommage à Samir Amin qui avait rassemblé des intellectuels africains, des diplomates, des hommes politiques, des étudiants, etc. Les mots que j’avais prononcés à cette occasion me semblent encore plus valables aujourd’hui. Les voici :
«Profitant de l’opportunité qui m’est donnée ici, je vais, avec beaucoup de modestie, essayer d’articuler mon propos autour de l’envergure intellectuelle de notre cher Professeur et de ce que j’ai pu retenir de ses enseignements. Vous comprendrez d’une certaine manière que mon propos sera celui de l’étudiant qui a erré avec des intuitions aminiennes avant de s’être revigoré intellectuellement suite à la découverte et lecture des écrits de Samir Amin.
Ce qui fascine chez Samir Amin, c’est dans une certaine mesure son «indiscipline». Indiscipline dans un double sens. Pour commencer, sa pensée déborde les cloisonnements académiques existants. Au-delà de l’économie, Samir Amin a mobilisé dans ses recherches des savoirs qui ressortissent à des domaines tels l’histoire, la politique, la philosophie, l’anthropologie, la sociologie de la culture, la sociologie des religions, etc. Comme ses contributions scientifiques transcendent le champ de l’économie, il est réducteur par conséquent de le qualifier d’«économiste». Et cela, d’autant plus que l’on connaît la définition qu’il donne de l’«économiste», à savoir un «croyant sincère et convaincu des vertus du libéralisme».
Ensuite, il faut dire que Samir Amin occupe une position rebelle dans la citadelle marxiste, un aspect sur lequel on n’insiste pas suffisamment. Son point de vue a toujours été qu’être marxiste, c’est partir de Marx, et non s’arrêter à Marx. Le problème de Samir Amin avec nombre de marxistes occidentaux est soit qu’ils n’ont pas essayé d’aller au-delà de Marx soit, le cas échéant, ils n’ont pas été capables d’apprécier lucidement les implications analytiques du caractère intrinsèquement impérialiste du capitalisme historique. Sur le plan intellectuel, écrit Samir Amin, «le marxisme historique et la gauche en général sont mal équipés lorsqu’il s’agit de répondre aux défis de la mondialisation».
Si Samir Amin est un penseur prolifique, c’est parce qu’il est d’abord un penseur indiscipliné. Les synthèses originales qu’il a produites et le souffle nouveau qu’il a apporté à la théorie du développement ne seraient pas possibles sans cette attitude de vigilance épistémologique qui consiste à refuser le culte inconsidéré des idoles, fussent-elles réconfortantes sur un plan psychologique voire idéologique, ainsi que l’enfermement disciplinaire.
Ce qu’il faut dire également de Samir Amin est qu’il est un penseur systématique. J’entends par-là qu’il fait partie des rares intellectuels capables de proposer de grandes synthèses théoriques qui partent d’un examen minutieux des faits historiques qui reposent sur des raisonnements cohérents de bout en bout, qui permettent de comprendre sous un angle nouveau le monde dans lequel nous vivons et qui continuent de garder leur pertinence avec le déroulement du temps historique. Son travail scientifique est donc tout à l’opposé de celui des théoriciens de l’économie standard qui ont la licence de ne pas discuter des présupposés théoriques de leurs modèles, de ne pas tenir compte de la réalité dans la construction de leurs modèles, de passer sous silence les faits nouveaux qui peuvent les réfuter et de ne pas examiner rigoureusement leurs implications analytiques. En effet, pour l’économie standard, la science normale consiste en la mise en valeur de l’«épistémologie de l’ignorance» (pour reprendre un concept du philosophe jamaïcain-américain Charles Wade Mills).
Il n’est pas question ici bien évidemment d’aller dans le détail des contributions scientifiques de Samir Amin. Je me bornerai à indiquer quelques enseignements qui me paraissent essentiels.
Dès ses toutes premières publications, Samir Amin a défendu la thèse que le capitalisme doit être appréhendé comme un système global qui a des propriétés historiques spécifiques. L’une d’entre elles concerne la relation nouvelle qu’il introduit entre l’économique d’un côté, le politique et l’idéologique de l’autre. Samir Amin observe à juste titre que la loi de la valeur, le fait que l’économie dicte sa loi dans toutes les sphères sociales, n’opère que dans le système capitaliste. Dans les systèmes antérieurs, ainsi qu’il le souligne à travers une formule suggestive, c’est le pouvoir qui commandait la richesse. Par contre, avec le capitalisme, c’est la richesse qui désormais commande le pouvoir. Cette thèse de l’inversion des instances, loin d’être une violation des canons du matérialisme historique, est illustrative de la subtilité d’une pensée attentive aux changements qualitatifs qui ponctuent l’évolution historique. En insistant sur la spécificité historique de la loi de la valeur, Samir Amin nous permet de voir, à la suite de Marx, que le capitalisme s’accompagne d’une forme d’aliénation (l’aliénation marchande) qui diffère des formes précédentes d’aliénation de type religieux. Il nous prémunit également de la tentation d’appliquer les lois du capitalisme aux systèmes historiques qui l’ont précédé. Un piège dans lequel tombent la plupart des économistes néoclassiques : par exemple, dans le dernier livre de Thomas Piketty qui se propose de parler du capitalisme, on trouve des graphiques qui montrent l’évolution du taux de rendement du capital à l’échelle mondiale avant et après impôt, et cela depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours !
L’une des caractéristiques sans doute les plus importantes du système capitaliste, par opposition au type de système historique qui l’a précédé et auquel Samir Amin a donné le nom de «mode de production tributaire», est qu’il est par nature polarisant. Autrement dit, c’est un système qui, loin d’homogénéiser le monde sous l’empire de la loi de la valeur, crée et amplifie par nécessité les inégalités économiques entre les pays des centres et ceux des périphéries. S’il en est ainsi, c’est parce que le système capitalisme est impérialiste par nature. L’impérialisme, affirme Samir Amin, et en contradiction avec Lénine, n’est pas le stade suprême du capitalisme. L’impérialisme est inscrit dans l’Adn du capitalisme. De plus, ses formes de déploiement ont évolué historiquement parlant : des impérialismes au pluriel, on est passé à un impérialisme collectif de la Triade (Etats-Unis, Europe et Japon). En insistant sur les spécificités de l’impérialisme contemporain, Samir Amin s’est très tôt distancié des théories somme toute assez fumeuses à la Negri et Hardt, auteurs qui défendent l’idée d’un «Empire» sans impérialistes.
Dans le cadre de sa conceptualisation du capitalisme historique, Samir Amin ne pouvait pas ne pas s’attaquer à l’eurocentrisme. En tant qu’un aspect important de l’idéologie dominante, l’eurocentrisme a en fait pour fonction de cacher la nature véritable du système capitaliste, notamment ses fondements impérialistes et la forme d’aliénation qu’il produit, de déformer l’histoire de sa genèse via son insistance sur l’exceptionnalisme européen, et de masquer son caractère polarisant. A travers sa critique de l’eurocentrisme et des réactions culturalistes qu’il a suscitées, Samir Amin a pu mettre en évidence ses fondements culturels racistes, sa nature idéologique ainsi que ses limites scientifiques.
Si Samir Amin a offert l’une des critiques les plus pénétrantes et les plus originales du «capitalisme scientifique» (formule plaisante que j’emprunte à James Ferguson), il a également indiqué quelles voies alternatives peuvent mener les «damnés de la terre» vers cette authentique civilisation humaine que le capitalisme ne peut que leur refuser. A ce niveau, nous arrivons aux réflexions ami­­niennes autour de la «déconnexion» : un concept qui ne signifie pas un repli autarcique, mais plutôt «une inversion stratégique dans la vision des rapports internes/externes, en réponse aux exigences incontournables d’un développement autocentré».
Le programme de la «déconnexion» part du constat qu’il ne peut y avoir de «rattrapage» économique au sein du système capitaliste. Pour une raison simple : ce qui exacerbe la polarisation entre les centres et les périphéries est le fait que la mondialisation n’opère que sous deux dimensions – les flux de capitaux d’un côté et les biens et services de l’autre – et ne concerne pas les mouvements de main-d’œuvre. Si les pays des périphéries, soit environ 80% de la population mondiale, veulent «rattraper par imitation» les pays des centres, il leur faudrait trouver, selon Samir Amin, cinq à six nouvelles Amériques en vue de réduire leur excédent structurel de main-d’œuvre. Se «déconnecter» pour les pays des périphéries suppose donc de sortir de l’illusion du «rattrapage» car, comme le dit Samir Amin, dès lors que l’on se rend compte, en vertu de la loi de la valeur mondialisée, que la reproduction du «modèle» occidental est impossible à réaliser dans le Sud global, il faudra bien se tourner vers des alternatives.
Or, sur ce point, Samir Amin nous enseigne que les stratégies de déconnexion qui ont pu connaître un succès hier ne sont pas nécessairement valables aujourd’hui. Celles-ci doivent tenir compte des transformations du système capita­liste/impérialiste. De par le passé, l’industrialisation pouvait être un indicateur acceptable de développement économique. De nos jours, ce n’est pas forcément le cas, car des pays ont pu s’industrialiser tout en restant périphériques. De sorte que, selon Samir Amin, l’opposition pays industrialisés/pays non-industrialisés a actuellement perdu de sa pertinence empirique.
Le combat aujourd’hui pour les Peuples des périphéries consiste, selon Samir Amin, à mettre fin aux «cinq monopoles» exercés par la Triade et qui sont le socle des dynamiques polarisantes caractéristiques du capitalisme contemporain. Il s’agit du monopole des armes de destruction massive, du monopole des technologies, du contrôle des flux financiers, du monopole de l’accès aux ressources naturelles de la planète et du monopole des communications. S’attaquer à ces monopoles n’est pas, à l’évidence, une sinécure. Pour Samir Amin, cela requiert de l’«audace», une audace qui doit se traduire dans les pays du Nord par l’émergence d’un front anti-monopoles et dans les pays du Sud par celle d’un front anti-compradore. A un stade où, pour reprendre ses termes, le capitalisme est devenu «sénile», «abstrait» voire barbare, le programme de la déconnexion implique notamment pour les pays du Sud de miser dans l’agriculture familiale, via une distribution plus égalitaire des terres. Sans quoi l’on imagine difficilement comment ces pays pourraient gérer de manière civilisée leur excès structurel de main-d’œuvre. La longue route vers le socialisme commencerait par-là, entre autres.
En somme, nous avons aujourd’hui la chance d’être en présence d’un des penseurs les plus féconds de notre temps.
Je terminerai par souligner que le Professeur Amin est également un homme d’une grande générosité. Grâce à son sens de l’initiative, il a contribué à mettre sur pied des instituts de recherche de grande qualité (Enda Tiers-Monde, Codesria, Institut de développement et de planification, Forum mondial des alternatives, Forum du Tiers-Monde). A travers ses écrits, ses interventions et conférences, il n’a eu de cesse de donner et de mettre en valeur la perspective du Sud global et des damnés de la terre. Qu’il soit à l’heure actuelle l’une des figures de proue du mouvement global pour une mondialisation au service des Peuples n’est donc nullement une surprise, eu égard à son glorieux parcours.
Cher Professeur, nous ne pourrons certainement jamais vous rendre un hommage à la hauteur de l’immensité et de la richesse des contributions que vous avez apportées durant ces cinquante dernières années. Mais nous tâcherons de garder «chaude» la tradition aminienne, surtout auprès des jeunes générations. J’entretiens également l’espoir que la communauté des sympathisants, militants et chercheurs radicaux saura sous peu s’organiser de manière à pouvoir consacrer comme il se doit des personnalités comme vous.
Je vous remercie de votre attention.»