Au moment de célébrer ses 50 ans de pratique artistique, l’homme s’est entouré de grands noms de la peinture africaine. Abdoulaye Konaté, Siriki Ki ou encore El Anatsui, voilà quelques-uns des artistes qui occuperont les cimaises du Musée Theodore Monod, le 27 octobre prochain, pour «célébrer Zulu Mbaye». Reconnaissance pour un homme qui aime à se présenter comme un «Sénégalais artiste». Zulu Mbaye, un des peintres sénégalais les plus connus, a gagné le droit de partager sans fioriture son regard sur le monde. Au cœur du Village des arts où il nous reçoit, c’est un homme sage et riche de ses nombreuses expériences qui se livre.Plus de 50 ans de pratique artistique, que retenir de cela ?
Un grand vécu. C’est en 1970 que j’ai commencé la pratique artistique. Donc, une vie d’artiste très chargée que j’ai vécue ici et ailleurs en Europe, aux Usa. Pendant 50 ans, je n’ai fait que peindre. Je ne sais rien faire d’autre dans ma vie que peindre. En 2019, j’ai eu l’idée de fêter mes 50 ans parce que Massamba Mbaye est venu me voir et m’a dit : «Grand, 50 ans, ça se fête.» J’ai voulu le faire en 2020, mais comme le Covid19 était là, j’ai dû le repousser à 2023. J’ai eu, en tant que président du Village des arts, l’honneur de recevoir ici, en novembre 2016, le Roi Mohamed VI. Et j’ai eu à passer deux journées avec lui pour visiter les ateliers des artistes. Et en mars 2017, Sa Majesté m’invite à l’exposition, L’Afrique en capitale, dans le musée qui porte son nom à Rabat. C’est comme ça que j’ai commencé à rencontrer les décideurs marocains, de grands artistes et depuis quatre ans, je vis entre le Sénégal et le Maroc. Il faut dire que Sa Majesté m’a ouvert les portes du Maroc artistique et culturel.
«Notre imaginaire de négro-africain est très riche. Nous sommes chargés par une force qui a bouleversé le monde par la rencontre entre Picasso et la statuette négro-africaine»
En 2019, quand je suis allé au Maroc me soigner, j’ai parlé au directeur de l’Agence marocaine de coopération internationale (Amci), de mon souhait d’organiser mes 50 ans. Il me dit : «On peut vous soutenir en invitant dix pays africains à Dakar pour vous rendre hommage.» C’est comme ça que l’idée est née, mais quand je suis rentré à Dakar en janvier2020, j’en parle à mon ami Racine Talla de la Rts, qui me dit : «Non, on ne peut pas regarder un pays étranger venir célébrer notre fils. Je vais en parler au Président Macky Sall.» J’ai été reçu par le Président qui a gracieusement soutenu et accompagné cet évènement. Et le 27 octobre prochain, avec une dizaine de pays africains invités, je vais célébrer ces 50 ans de pratique artistique dans deux espaces simultanément. Le Musée Theodore Monod, le 27 octobre, et l’Espace Vema, le 28 octobre. 46 exposants qui vont célébrer Zulu Mbaye, je pense que c’est une marque de reconnaissance, une sorte de consécration que l’on m’offre de mon vivant. Beaucoup n’ont pas cette chance-là. Il y aura un panel intitulé : «L’art comme levier de rapprochement des peuples.» L’art, la culture on va dire, est d’ailleurs le plus grand vecteur de rapprochement des peuples. Et c’est donc l’occasion de se parler entre différentes cultures, différentes sensibilités artistiques. C’est le sens que je donne à ce panel qui va regrouper d’éminentes personnalités, de grands hommes de culture de plusieurs pays, le 28 octobre au Musée Theodore Monod. Le 3e jour aussi, il y aura un film que je suis en train de faire depuis 4 ans sur mon travail et qui s’appelle Zulu, l’Africain.
Vous vous voyez d’abord comme un Africain ?
Je suis africain de naissance, de cœur, culturellement, historiquement. Je le revendique. Tout le monde sait que je revendique cette africanité à travers ma peinture, mon attitude, mon comportement, ma vie. Et c’est le cas même en Europe où j’ai vécu plus d’une vingtaine d’années, et où je ne m’habillais qu’africain. Et c’est une fierté, une manière de montrer notre appartenance, notre spécificité d’Africain. On n’a rien à envier aux autres. Il faut s’affirmer. Quand je vois aujourd’hui que beaucoup d’artistes africains, pour se faire connaître à l’international, essaient de copier ce qui se fait en Europe, parler d’art conceptuel, machin truc, j’ai envie de gerber. C’est comme si on n’avait pas de génie. Et pourtant, notre imaginaire de négro-africain est très riche. Nous sommes chargés par une force qui a bouleversé le monde par la rencontre entre Picasso et la statuette négro-africaine. A partir de ce moment, au début du 19e siècle, toutes les expressions artistiques étaient bouleversées. Ça ne s’arrête pas seulement à la peinture, mais la musique, la danse.
Les Occidentaux en ont tiré profit, mais pas les Africains, c’est ce que vous voulez dire ?
Mais c’est parce que nous avons une haine de nous-mêmes. Nous nous sous-estimons, nous foulons aux pieds ce que nous sommes et ça, personnellement, je ne le supporte pas. Tahar Ben Jelloun, dans un de ses livres, Moha le Fou, Moha le sage, disait : «Autrefois, c’étaient les étrangers qui nous déshabillaient. Aujourd’hui, c’est nous qui ôtons nos haillons et les jetons dans les fosses de la honte.» Par exemple, ici au Sénégal, si tu portes un thiaya, c’est comme si tu étais… on préfère se mettre en costume, cravate, on se dit qu’on est dans l’air du temps. Nous avons des choses à montrer au monde, à proposer et il faut que nous croyions à ça, que nous arrêtions de nous regarder avec des yeux d’ailleurs. Nous sommes là à mimer, singer et copier les autres. C’est comme si nous avions peur de nous-mêmes. Et pourtant, nous avons une belle histoire, une belle civilisation qui a enfanté toutes les autres civilisations du monde. Mais par-là, sont passés les religions, l’esclavage, la colonisation. Ça nous a donné des complexes et les artistes doivent être là pour faire resurgir ces ruptures qu’on a créées en nous. Il faut les combattre et c’est tout le sens que je donne à ma pratique artistique, mon œuvre, ma vie artistique. Il faut déconstruire et il faut redéfinir l’art. Les autres sont venus voir nos statuettes et nous ont dit, c’est de l’art. Oui c’est de l’art ! Bien que, quand on va dans les académies occidentales, les canaux de beauté qu’on y enseigne, la composition, il y a une rencontre. Alors que nos sorciers africains qui sculptaient, sortaient naturellement ces règles que l’on retrouve dans des académies, mais ce n’est pas pour des questions esthétiques, c’était plus que ça. Nos œuvres étaient chargées, nos œuvres n’étaient pas des décorations que l’on mettait dans un salon, dans des musées, des cages de verre et de fer. Comment se fait-il qu’autrefois, quelqu’un portait un masque, quelqu’un d’autre tapait à coup de tambours codifiés, un troisième esquissait quelques pas de danse et il pleuvait. Voilà, ce qu’était fondamentalement notre art. Je pense qu’il faut que les Africains, par le biais d’évènements comme la Biennale, essaient de montrer leur génie.
Tant que la Biennale est organisée dans cet esprit, «je m’excuse», je les laisse faire leur fête»
Etre là à montrer que nous sommes des élèves qui savent réciter leurs leçons … Les autres nous regardent et rient sous cape. Nous croyons que puisqu’on fait la même chose que ce qui se fait à Paris, on existe. On n’existe pas. Et c’est pour ça que je ne participe plus à la Biennale de l’art africain contemporain de Dakar.
Vous avez une seule participation à cette biennale…
En 1992. En 1996, au Nietti Gouy à Almadies, j’ai organisé le premier Off qui n’était pas encore le Off, et que j’appelais un boycott intitulé Amour interdit. On voulait ghettoïser l’art africain, vivre en autarcie alors que nous devons nous ouvrir au monde, inviter les artistes du monde entier, faire la fête avec le monde à Dakar. Et comme l’Etat sénégalais avait d’autres préoccupations, moi j’ai fait ce boycott pour revendiquer cette ouverture de l’art africain au monde. Quand on nous a interdit ça, j’ai appelé l’exposition Amour interdit. Et aujourd’hui, je suis content que la presse parle du Off de la biennale et qu’à chaque édition, il y ait 300, 400 expositions.
Vous n’aimiez pas le format dans lequel la Biennale s’inscrivait ?
Oui. La Biennale, à cette époque, aux deux tiers, était soutenue par la coopération française et par d’autres représentants de cette même coopération. Et ce sont eux qui donnaient des ordres aux organisateurs. On leur a dit d’africaniser la Biennale. L’édition de 2014 avec le Pr Babacar Mbaye Diop, il a initié une exposition parallèle au In, Regards croisés, dans laquelle il y avait d’autres nationalités occidentales. Ça, c’était une manière de s’ouvrir, mais depuis, ils sont repartis dans leur erreur et ont refermé la Biennale aux artistes étrangers. Il faut ouvrir la Biennale. Comme toutes les biennales, Sao Paulo, Venise, elles sont ouvertes au monde. Il n’y a pas de coloration raciale. Et tant que cette biennale est organisée dans cet esprit, je «m’excuse», je les laisse faire leur fête. Mais j’organise toujours des activités, je participe à ma façon en faisant des projets internationaux que tout le monde apprécie.
Sur la scène internationale, on a comme l’impression que l’art africain est perçu comme une case globale…
On est un peu considéré comme des artistes de seconde zone. Mais quand même, ça commence à s’ouvrir. Mais malheureusement, l’ouverture est pour les copistes, les bons élèves des Occidentaux. Mais pas ceux qui revendiquent leur appartenance négro-africaine comme moi. J’ai eu la chance qu’il n’y ait pas deux ou trois artistes sénégalais plus cotés que moi. Je suis sur le marché international, je n’aime pas en parler, mais je suis dans les galeries. Les gens confondent exposer à Paris et être sur le marché international. Ce sont deux choses différentes.
Vous êtes autodidacte comme on dit…
Comme tous les artistes. On apprend des choses à l’Académie comme on apprend des choses comme moi, dans l’atelier. L’académie, c’est pour connaître le rudiment. Mais le véritable apprentissage, c’est dans l’atelier. Et ça, même après 50 ans de pratique, dans l’atelier, tu apprends. Donc tout le monde est autodidacte. L’artiste est fondamentalement autodidacte parce que personne ne lui enseigne. J’ai fait les Ateliers libres de Pierre Lods pendant 7 ans, sans contraintes, sans qu’on me donne des notes, des sujets.
«Au Sénégal, on ne peut plus parler d’une école des beaux-arts»
A l’école des beaux-arts, les élèves font 4 ans. L’art n’aime pas le dirigisme. On doit laisser à l’artiste la liberté de faire son travail. Je ne crois pas aux professeurs d’art, mais plutôt aux conseillers d’art. Quelqu’un qui a la même expérience que moi et qui me conseille. L’esprit de l’enseignement des écoles, c’est copier ce qui se fait en Occident. Les élèves restent dans le même moule et je pense qu’au Sénégal, on ne peut plus parler d’une école des beaux-arts. Quand une école ne peut pas fournir à l’élève un pinceau ou un tube de peinture, c’est quand même grave. Et quand on met cette école des beaux-arts dans des petits appartements, il faut que l’Etat réfléchisse à cette situation. Les artistes, les apprenants en art méritent beaucoup plus que ça.
L’Ecole de Dakar est très renommée, en ce moment, quels sont les courants qui parcourent l’art sénégalais ?
Depuis l’avènement de l’Ecole de Dakar, il n’y a pas eu de, je n’ose pas dire nouveauté, mais le soubassement de ce qui se fait aujourd’hui, provient de cet Ecole de Dakar. Seulement, cette Ecole de Dakar, il faut la dépasser, lui apporter un plus, mais sans rupture. C’est ça ma démarche. Quand on regarde mon travail, on sent que je viens de cette Ecole de Dakar, mais j’apporte un plus, je suis ouvert aux autres souffles du monde et je sais ce qui se passe dans le monde. Je vis le 21e siècle et forcément, il y a des influences, des nouveaux souffles qui viennent vers moi. Mais j’essaie, avant de les pratiquer, de les digérer, les comprendre. Je ne prends pas tout simplement un concept qui vient d’ailleurs, qui n’a rien à voir avec moi, pour en faire mon discours artistique. Il faut toute une spiritualité, une religiosité et un regard clair. L’art ne traduit que ce que nous sommes. Nous avons des différences avec les autres, des différences civilisationnelles, historiques et même géographiques. Nous sommes en Afrique avec le soleil. Et ça déteint sur la palette chromatique des artistes. Ils font des couleurs vives, qui chantent. C’est l’environnement, mais ces spécificités, il faut savoir les décoder. Toute ma vie, j’ai réfléchi à ces questions et c’est pourquoi, beaucoup pensent que je suis difficile. Je ne suis pas difficile. Je ne veux pas me mentir tout simplement. En art, quand on ment, on ment sur son travail, son œuvre. C’est pour ça que quand je regarde l’œuvre de quelqu’un, même sans le connaître, je peux dire les caractéristiques de l’individu. S’il est timide, agressif, violent. Parce que l’art ne ment pas.
Il y a aussi le cas de ce Village des arts où nous sommes. Quelle est la situation en ce moment ?
Catastrophique ! On nous a offert une mine d’or, mais on est en train de cultiver des cacahuètes dessus. Quand des gens d’un autre pays arrivent ici et que je leur dis qu’on ne paie pas le loyer, l’eau et l’électricité, ils tombent par terre parce que ça ne se fait nulle part. Ailleurs, les artistes participent à la vie de leur village des arts. Mais ici, on nous a offert tout ça. Mais nous sommes en train de dormir et le village va à vau-l’eau. Par notre manque d’organisation, notre laxisme, l’incompréhension aussi de cet outil qui est la fenêtre de l’art sénégalais. Par exemple, à chaque fois qu’il y a une sélection nationale, 75% des sélectionnés sortent de ce Village des arts. Il y a de grands artistes, mais il y a aussi un manque terrible d’organisation. Alors que ce village peut accueillir le monde entier. Où est ce qu’il y a un village avec 52 signatures ? Si on était organisés, on aurait pu bénéficier de beaucoup de choses pour animer le village.
Il y avait un projet de rénovation sur le village…
C’est tombé à l’eau. On nous avait sommés de déguerpir un moment, mais les artistes se sont battus pour garder leur outil de travail. Parce que quand même, sortir de ce village serait un suicide collectif. Un artiste qui n’a que son atelier pour peindre, où les gens peuvent le trouver et acheter son travail, si on l’amène à Guédiawaye ou Mbadakhoune parce qu’il habite là-bas, il va mourir de sa belle mort parce que personne ne s’intéressera à son art là-bas. Ils ont eu raison de se battre pour garder cet outil parce que leur profession en dépend.
« Le Roi du Maroc, en deux jours, a acheté 144 pièces dans ce village. Tous les artistes étaient devenus des millionnaires»
Avec le ministre de la Culture, on est en train d’échanger. Il faut que le ministère s’implique dans ce village qui appartient à l’Etat sénégalais. Les artistes qui y vivent sont des Sénégalais et ce sont les ambassadeurs de l’art sénégalais dans le monde. Ce ne sont pas comme des menuisiers ou des mécaniciens qui gagnent leur pain. Nous ne sommes pas en reste dans l’œuvre de construction nationale. Un artiste qui vend une toile à 2000, 3000 euros, ça entre dans l’économie nationale. Nous participons à l’économie de ce pays. Nous apportons de la valeur ajoutée à l’économie de ce pays. Par exemple, le Roi du Maroc, en deux jours, a acheté 144 pièces dans ce village. Tous les artistes étaient devenus des millionnaires. Et cet argent va dans l’économie du pays. Il ne faut pas prendre les artistes pour des fainéants ou des dormeurs. Moi je suis polygame, j’ai 8 enfants. Je les nourris, je les mets à l’école, je paie leurs études, je paie mes loyers. Il ne faut pas penser que les artistes sont des gens en dehors de la société. Ils sont au milieu.
Propos recueillis par Mame Woury THIOUBOU
(mamewoury@lequotidien.sn)