C’est dans une simplicité, accompagnée de chaleur humaine, que Lokua Kanza a reçu mercredi dernier la presse culturelle à l’hôtel où il a débarqué à Saint-Louis. Pour un entretien à bâtons rompus, le musicien congolais, auteur de Mutoto, a dit tout le bien qu’il pense du Sénégal, de Saint-Louis jazz, du mbalax, tout en annonçant son prochain album sur lequel il travaille avec le bassiste Habib Faye.

Lokua, nan ga def ? (Com­ment allez-vous, Lokua ?)
Ma ngni fi rek ! (Je vais bien).

Ah donc vous savez déjà dire des choses en wolof ? Tey lekk nga thiep ? (Vous avez mangé du riz aujourd’hui ?)
(Silence et petite réflexion) Non ! Mon wolof finit là. (Rires) Je sais dire ma ngi fi ! (Je vais bien). Sama way nob nala ! (Je t’aime)
Sama xarit ! (Mon ami) J’adore le wolof, je vous assure. (Rires) J’adore le Sénégal parce que les gens sont très gentils. J’aimerais revenir plus souvent…

Quelles sont vos impressions sur cette 25ème édition du Festival de jazz de Saint-Louis ?
Saint-Louis, je trouve que c’est une belle ville. Je pense que c’est une ville qui doit avoir beaucoup d’histoires. Et ce que j’aime bien en général quand on vient dans nos pays, pour les gens qui ne connaissent pas, c’est l’accueil chaleureux. En tout cas, je parle pour mon cas. Je ne savais pas qu’au fond de la ville les gens me reconnaissent et ça fait chaud au cœur. Mais pour les 25 ans du Saint-Louis jazz, cela représente une vie. Je pense que si le festival était un être humain, c’est l’âge où on est mature. C’est quasiment un quart de siècle. L’âge de la raison quelque part et je souhaite à Saint-Louis jazz une longue vie encore.

Vous avez fait de très grands plateaux à travers le monde, mais venir au Sénégal et faire une prestation a-t-il quelque chose de particulier pour vous ?
Absolument ! Vous savez, les festivals dans nos contrées, nos pays et surtout dans notre continent, il n’y en a pas beaucoup. Et souvent malheureusement nous, enfants d’Afrique, sommes obligés d’aller à travers le monde pour pouvoir faire un vrai festival. Un festival est un système qui consiste à avoir pas mal d’artistes de styles différents qui viennent brasser leurs cultures, leurs connaissances ainsi de suite. Voir ce genre d’initiatives, je trouve ça génial. Franchement, s’il y en avait beaucoup je pense que beaucoup de jeunes Africains n’auraient plus besoin de partir, car ils ne seront plus obligés de faire de grands trajets pour pouvoir jouer, s’exprimer parce que c’est aussi un plateau d’expression quand on parle de festival, de concert etc. Ce que les gens oublient, c’est que c’est ces rares moments où en Afrique on a le temps de se retrouver avec nos peuples, essayer de faire un bilan de nos vies, se demander où est-ce que nous en sommes, ou est-ce que nous allons. Même si c’est un moment de plaisir, de bonheur, il y a beaucoup de messages qui passent à travers ces moments arrêtés de la vie où on peut se rencontrer et pouvoir se parler. La vie est devenue tellement dure. Tout le monde court après l’argent, le matériel et ces instants de bonheur on n’en a pas beaucoup.

Nous sommes dans un festival de jazz. Quel est le link entre ce genre de musique et ce que vous faites particulièrement ?
(Il s’exclame) Waw ! Je dirai que le lien est là d’une manière permanente parce que quand on parle de jazz, ce n’est pas méchant, mais on parle aux Noirs. On parle de nos enfants partis un jour par la force dans une autre contrée et ils ont fait une musique que je ne vais pas appeler hybride, mais plutôt de révolte quelque part. Et qui est devenu aujourd’hui une grande musique prisée et aimée dans le monde entier. Donc, le lien est très simple : c’est une musique qui vient d’ici, on l’a dans le sang. Elle a été exportée, travaillée autrement, mais c’est la même musique. Le lien est là.

Comment définissez-vous votre musique ?
C’est une question difficile pour moi. (Rires). J’ai souvent essayé de trouver une bonne réponse, je pense que j’ai trouvé. C’est la musique africaine. Comment le dire ? Ce sont des chansons africaines parce qu’on a nos musiques traditionnelles. On a le mbalax, la musique des Baloubas qu’on appelle motoachi. On a plusieurs musiques dans chaque contrée de l’Afrique. Mais nous autres qui avons grandi avec des influences diverses, nous faisons les choses autrement. J’ai été au conservatoire, j’ai fait du classique. J’ai été dans le jazz, j’ai fait de la musique jazzy à l’école et j’ai surtout joué de la musique africaine quand j’étais môme.
Aujourd’hui, je propose un mélange de tout cela et j’avoue que ma musique est plutôt faite de chansons africaines. Ce n’est pas des morceaux qui durent 45 minutes. C’est des formats de 3 minutes, des fois 2 minutes 40 et je pense et j’espère que n’importe quel Africain qui écoute cette musique, qu’il soit de la Gambie ou du Maroc se retrouve et se dit : «Cette musique me parle.» Mes chansons, ce sont mes racines en même temps et j’appelle ça de la chanson africaine.

Quand on parle du Congo on pense au ndombolo, mais votre musique est beaucoup plus douce que ces rythmes-là. Qu’est-ce qui vous a guidé vers ce choix de musique douce à la limite mélancolique pour certains ?
Ce qui est très curieux, je vais vous dire quelque chose que beaucoup de gens qui font de la rumba ne vont pas être contents : la musique rumba est une musique exportée de Cuba. Nous on est parti prendre ce que font les Cubains et on l’a ramené au Congo. Ce n’est pas ça la musique congolaise. La musique congolaise est comme le mbalax et comme toutes les musiques traditionnelles qui existent en Afrique. Je vais puiser mes sources là-bas en y mettant des ingrédients de ce que j’ai pu apprendre ailleurs. Mais le ndombolo malgré tout est là, mais doux. J’y mets à ma façon. Je le revisite en fait. C’est une musique que j’ai jouée quand j’étais môme dans les bars. Je crois qu’on ne peut s’arrêter à quelque chose qui stagne. L’Afrique a besoin de bouger, d’avancer. On ne peut rester 50 ans à transcrire les mêmes accords : 3 accords. Non ! Il faut que ça bouge et c’est ce que j’essaie de faire sans beaucoup de prétention, mais avec des convictions plutôt. Je suis d’accord quand on dit que ma musique est mélancolique. Je ne peux pas fuir ça.

Cela veut dire quoi «fuir ça» ?
Quand on est artiste, c’est vrai qu’on fait rire, on fait danser les gens, mais on a aussi notre mission. Elle est également de dire les maux de cette société. On est le porteur de voix des sans-voix, les gens qui souffrent chez eux, qui ne peuvent pas parler, n’ont pas de quoi manger alors qu’on a beaucoup de ressources et d’argent. Cette disparité, cette injustice, cette violence qu’il y a me touche. Je ne peux me lever le matin et sourire tout le temps, alors qu’il y a plein de gens qui meurent de faim dans la rue. Cette mélancolie dans ma musique vient de la violence du monde, de celle que je vis. On est une sorte d’éponge. Quand on est artiste, malheureusement pour nous, la violence et la souffrance des gens nous frappent 10 fois plus que quelqu’un de normal. Ce n’est pas parce que vous ne vivez pas ou vous ne le sentez pas, mais quand tu es sensible malheureusement ça te fait très mal. Je ne vais pas rester là à chanter ‘’la vie est belle’’. On pleure à la place de ceux qui ne peuvent pas pleurer, du moins ils le font, mais on ne peut pas les entendre. On essaie de porter leurs cris, leurs voix, leurs pleurs à travers les médias et le monde pour se dire que c’est bien beau vous avez des millions dans vos comptes en banque, c’est super. Vous avez des châteaux, mais regardez aussi derrière les gens qui crèvent de faim qui ont juste besoin d’un thiep (Ndlr : riz, en wolof). Ils ne demandent pas beaucoup de chose, ni vos millions, mais juste un truc décent.

Cette mission est-elle plus lourde si l’on vient du Rwanda et du Congo ?
Absolument ! C’est encore plus difficile surtout en ce moment. Etre né d’une mère rwandaise et d’un père congolais est un déchirement total. C’est à la fois beau et quand ça va mal je suis  vraiment triste parce que je suis partagé. Quand je suis au Congo, les Congolais demandent pourquoi je vais au Rwanda alors qu’on est en guerre. Et vice-versa.  On ne s’entend pas. Je crois que quelque part, si le bon Dieu m’a mis sur cette terre, il y a une mission sûrement. J’essaye de leur montrer que malgré tout ce qu’on dit, cette guerre n’est pas la leur. Elle n’est pas la guerre du Peuple, c’est peut-être celle des politiques, une guerre des intérêts, mais ce n’est pas le Peuple. Le Peuple a toujours été ensemble depuis des siècles. J’en suis la preuve.

Musicalement, qu’est-ce que Lokua Kanza n’a pas encore donné à ses fans ?
Beaucoup de choses (rires). En l’occurrence l’album qui vient. Il y a dans celui-ci beaucoup de mélancolie. Oui c’est vrai. Mais j’aimerais justement que cet album donne un tout petit côté un peu joyeux, rythmé, groove dans l’ensemble. Mais il y aura quelques morceaux qui vous rappellent certains aspects de la vie parce que dans la vie il y a le matin, midi et le soir. Ce n’est pas la même chose. On a le soleil qui est éclatant…

Quels sont les titres de l’album et les thèmes abordés ?
Il y a 3 ans que je suis au studio. Je suis quelqu’un de très lent. Ça fait 7 ans que je n’ai pas fait d’album. J’estime qu’un album c’est un moment de vie intense et qu’on ne peut pas se lever le matin et faire du n’importe quoi. Ça doit rester pour toute la vie, c’est pour nos enfants, nos arrières-enfants. C’est les images, les photos de ce que l’on a été à un moment précis. Quand on est artiste, il faut se mettre ça dans la tête. On a une lourde tâche. J’essaye donc de faire en sorte que cet album soit bien. Je n’ai pas encore le titre définitif. C’est vers la fin que tu te dis : ‘’tiens, tel morceau est important’’ et tout le monde aime ça et on va choisir ce titre-là. Je ferai pour les besoins de cet album de longs voyages. Je vais venir à Dakar pour faire des percussions et des basses, ensuite je vais à New York, à Cuba, au Brésil et à Kinshasa. Avec Habib Faye, on va faire des arrangements sur certains titres. Il est la bonne personne qui va m’indiquer les percussionnistes que je vais prendre. Comme je le veux rythmé, je veux l’ensemble des rythmes dont l’Afrique regorge. Et en faire un petit mélange. Je ne devrais pas dire ça parce que les autres vont le faire avant moi, mais ce n’est pas grave, car je crois que la musique est un partage. (Rires) Il faut réunir nos cultures. On doit être un. Africa unite peut paraître un truc bête, mais c’est une force. Je souhaite que l’album sorte cette année.

Pourquoi avez-vous porté votre choix sur Habib Faye ?
C’est une collaboration plutôt qu’un arrangement. Comme moi je veux prendre des percussionnistes. Sur la place, Habib connait tout le monde. En fait, il sera mon collaborateur qui va me guider. Il saura m’orienter vers les studios. Il m’a parlé du studio de Youssou, de Guillabert, il m’a tout de suite donné des noms. En plus c’est un ami, on correspond tout le temps et je l’aime beaucoup parce que j’ai beaucoup de respect, d’admiration pour ce garçon qui est un musicien extraordinaire. C’est un mec qui a une large culture. Il peut faire le mbalax le plus fou ou faire du jazz le plus tordu. Et ce genre de bonhomme, on n’en a pas beaucoup.

Lokua Kanza, vous ne changez pas. Vous vous maintenez très jeune. C’est quoi votre secret ?
Du gingembre ! (Rires) Du thièp, du pondu… Sérieux ! Je prends l’exemple de Manu Dibango. Ce grand bonhomme a entre 80 et 83 ans. Il saute, chante et danse sur scène. Je trouve ça extraordinaire. Quand on aime son métier, la vie, l’humain, on fait attention à certaines choses genre la drogue et autres, on peut se maintenir longtemps. C’est gentil votre compliment. (Rires).

Quel regard portez-vous sur la musique sénégalaise ?
Je suis fan du mbalax et surtout des grandes voix. Il y a des percussions et c’est un pays qui a une très grande culture. Je ne le dis pas parce que vous êtes en face de moi. J’espère que beaucoup de jeunes, avec le temps, vont essayer non pas seulement de sortir du mbalax, mais trouver le moyen de le diversifier, ouvrir des portes, des fenêtres parce que c’est une musique magnifique.