A partir de ce soir et jusqu’au 23 juin, la Galerie Quatorzerohuit, en plein cœur de Dakar, accueille le travail de Carla Guèye. Son exposition, «Dans la chambre, je suis…», signe la fin d’une résidence de 2 mois auprès du célèbre designer Bibi Seck. A travers une installation à la croisée de tous les arts, la jeune plasticienne française d’origine sénégalaise nous invite dans le monde de l’intime. A quelques heures de son vernissage, elle nous raconte l’histoire derrière ses œuvres. Une histoire inspirée de la découverte de ses racines africaines, mais surtout de ses profondes réflexions sur la place des femmes au sein de l’espace public. Qu’est-ce qui vous a amenée à exposer à Dakar ? 

J’ai grandi en France, mais je suis Franco-Sénégalaise de mon père et Italiano-Vietna­mienne de ma mère. J’ai bien connu ma grand-mère italienne et mon grand-père vietnamien durant ma petite enfance. Mais ça n’a pas été le cas de mon grand-père paternel sénégalais. C’est toujours resté une zone d’ombre. Physi­quement, on m’a toujours renvoyée à mon appartenance au continent africain. Faire cette démarche de découvrir mes origines africaines a été naturel, presque spontané. Au milieu de mes études aux Beaux-Arts de Cergy, j’ai pris une année sabbatique, avec l’idée de faire ce voyage au Sénégal. En 2021, j’étais prête à passer le cap, et c’est finalement par le biais de l’art que j’ai eu l’occasion de faire cette découverte.

Ce n’est donc pas le premier projet artistique que vous montez au Sénégal ? 
Non effectivement. En fin de compte, j’ai été contacté par un ancien étudiant de mon école, lui-même sénégalais, et qui a monté une association artistique dans sa ville d’origine, Tambacounda. Pour moi, c’était dingue de pouvoir faire coïncider ma quête personnelle et mes intérêts artistiques. Ma première expérience du Sénégal a donc été dans une petite ville, plutôt rurale et populaire. Avec le recul, je suis contente de ne pas m’être retrouvée directement à Dakar. Dans les petites villes, les gens n’ont pas forcément un intérêt développé pour l’art, mais ils étaient pourtant très curieux. Cette rencontre avec les habitants a été une grande leçon de vie. A la fin de cette expérience, j’étais tellement chamboulée que j’ai mis 6 mois à digérer tout ça, à mettre les mots sur mes émotions. Ça m’a donné beaucoup de confiance en moi. C’est aujourd’hui une grande source d’inspiration. Immé­diatement quand je suis rentrée à Paris, je me suis fait la promesse de revenir après mon diplôme de fin d’études. J’avais aussi envie de découvrir Dakar, où il y a un réel mouvement artistique en plein essor. J’ai pensé immédiatement que j’aurais des choses intéressantes à y faire.

Vous sortez de 2 mois de résidence auprès de Bibi Seck, un designer sénégalais mondialement connu, qui est également le co-fondateur de la galerie où vous exposez. Comment s’est faite votre rencontre ? 
A Tambacounda, j’avais construit un espace dédié aux femmes notamment, une espèce de salon de thé à base de béton armé et de déchets plastiques. Là-bas, les déchets plastiques ne sont pas recyclés, ils sont brûlés et ça me paraissait important d’en faire ma matière première. C’est à mon retour en France que j’ai découvert le travail de Bibi Seck dont les meubles sont également faits à base de déchets plastiques. Ça a été une révélation ! Je me suis dit qu’il fallait absolument que je le rencontre. En plus, la fonctionnalité dans mes productions est très importante et lui est spécialisé dans le design mobilier. De manière très spontanée, je lui ai envoyé un message sur Instagram en lui demandant un stage. J’ai été étonnamment surprise de son retour hyper rapide et positif. C’est comme ça que j’arrive à Dakar en novembre 2022. Et puis, le stage s’est transformé en résidence. J’ai eu l’occasion d’expliquer à Bibi Seck mon projet de Case à palabres que j’avais envie de mettre en place et il a proposé de m’exposer dans sa galerie. Je ne le prenais pas au sérieux au départ, parce que c’est tout de même un très bel espace et bien situé à Dakar. Finalement, l’exposition a vu le jour.

Dans ce que vous proposez, il y a de la sculpture, de la peinture, du dessin, mais aussi des installations sonores. Est-ce un choix délibéré ? Est-ce important pour vous de ne pas vous limiter à un seul support ? 
En fait, pour cette exposition, j’avais envie d’employer des matières naturelles et très symboliques comme le henné ou le malikane qui est un tissu très utilisé par les femmes et porté comme pagne intime. C’est comme ça que j’ai eu l’idée d’utiliser le malikane comme base pour mes toiles et le henné comme peinture. Mes dessins, eux, sont des dessins de recherches qui accompagnent mes sculptures. Je touche à tout, c’est vrai. J’ai aussi beaucoup utilisé la vidéo dans mes œuvres précédentes. Mais j’aime bien dire que je suis une artiste plasticienne, parce que mes premières pensées sont toujours en volume. J’imagine vraiment des formes et c’est toujours très imposant. C’est ce que l’on appelle l’art monumental.

Pouvez-vous nous parler de ce concept de Case à palabres qui est le cœur de votre exposition ? 
Ce projet de Case à palabres est vraiment la pièce fondamentale de mon exposition. C’est quelque chose que j’ai en tête depuis maintenant un an et que j’avais vraiment aussi envie de mettre en place au Sénégal. Ça n’avait aucun sens pour moi de le mettre en place sur la scène artistique européenne occidentale. Cette inspiration, je l’ai puisée aux pays des Dogons, au Mali. Cette case se trouve au centre de chaque village. Les hommes s’y réunissent en conseil pour prendre des décisions importantes. Au Sénégal, on parle d’arbre à palabres, c’est-à-dire le baobab sous lequel on se réunit pour les mêmes raisons. Aux pays Dogons, les femmes ne sont pas autorisées à siéger, pourtant elles sont représentées de manière figurative dans l’architecture de ces cases à travers des colonnes. Mes pièces-maîtresses sont inspirées de ces colonnes représentant le corps des femmes pourtant absentes des lieux de décisions.

Pour vos pièces-maîtresses, vous avez utilisé de la chaux. Pourquoi avoir choisi cette matière ? 
C’est à la fois très malléable et très solide. Au bout d’une année, ça revient à l’état minéral, donc c’est dur comme de la pierre. En fait, c’est très utilisé dans la construction et moi, j’ai grandi dans des chantiers. Ce côté manuel me vient de mon père. Il rénovait des maisons et a travaillé pendant 20 ans dans une cimenterie. Il m’a transmis un savoir-faire et ça se retrouve dans le choix de mes matériaux. Dans mes œuvres, il y a toujours un rapport à la construction.
D’ailleurs, mon atelier à Dakar se trouvait dans un grand hangar attenant à la galerie qui devait être rénové. Pendant trois semaines, j’ai donc partagé les locaux avec des ouvriers. J’ai passé plusieurs jours à travailler avec le rythme du marteau-piqueur en fond. J’ai senti qu’ils étaient interpellés par mon travail qui, en plus, représente le corps de la femme. J’ai vraiment pris le temps de leur expliquer. Un jour, à la pause-déjeuner, j’ai vu un ouvrier faire sa prière à côté d’une de mes colonnes, et je me suis dit que j’avais tout gagné. C’était une belle victoire.

Quel est le message principal que vous souhaitez transmettre à travers cette exposition ? 

Mon idée, c’est vraiment de valoriser les femmes. Si j’ai eu ce projet de Case à palabres, c’est parce qu’au cours de mon premier voyage au Sénégal, j’ai vraiment eu l’impression qu’il n’y avait pas d’espace de rencontre destiné aux femmes. Elles ne se réunissent pas à l’extérieur comme le font les hommes. Dans l’espace public, il y a une omniprésence du corps masculin. J’ai eu envie de redonner une place au corps féminin, de créer un espace ouvert aux femmes où elles se sentent à l’aise. Un havre de paix. Mon exposition renvoie également à l’intimité d’une chambre. C’est le lieu où il n’y a pas de regards extérieurs, où le corps est le plus libre, où il peut se relâcher. Je me réfère également beaucoup à la maternité, à cette notion réconfortante et sécurisante. Indirectement, c’est aussi mon histoire intime personnelle que je raconte. Il y a une omniprésence du sein dans mes créations. J’ai perdu ma mère d’un cancer du sein. Ça a toujours été très présent dans mon travail. A la fois, il y a quelque chose de très personnel et j’ai envie de laisser les autres se faire leur propre interprétation. Il y a plusieurs lectures possibles.

Pensez-vous que la société sénégalaise est prête à entendre votre message ? 
Je montre le corps de la femme, mais sans jamais l’érotiser. Le regard que l’on porte dessus est souvent hypersexualisé et on en oublie que le corps de la femme, c’est juste un corps et que le corps est beau. Il est source d’inspiration artistique depuis toujours. Je ne cherche pas à choquer les esprits. J’ai même eu parfois une sorte d’autocensure. Dans mon premier travail à Tambacounda, mon salon de thé était construit en forme de sexe féminin, mais on ne pouvait le percevoir qu’en le regardant du ciel. Si mon travail choque, c’est qu’une remise en question est nécessaire. Pour­quoi ce besoin de reléguer les femmes dans les intérieurs ? Je pense que les femmes détiennent tellement de pouvoir dans la sphère intime des foyers que les hommes ont peur de provoquer un déséquilibre si elles investissent la sphère publi­que.

Qu’attendez-vous de cette exposition ? 
J’ai hâte de voir comment les gens vont réceptionner les choses, les échanges que ça va m’amener à avoir. Moi je suis toujours ouverte aussi à la remise en question. Je ne suis pas la personne qui va prôner une vérité absolue. Dans mon idéal absolu, j’aimerais que mon installation puisse servir de support pour des échanges entre femmes, que des organisations s’en emparent. J’attends juste que cette case puisse vivre encore après cette exposition. Je la vois comme un espace itinérant.
Propos recueillis par Floriane CHAMBERT