Il est difficile de s’ennuyer en compagnie de Caroline Guèye. Sa beauté et son esprit d’ouverture adouciraient le plus insensible des hommes. Mais là n’est pas l’objet de cet entretien. La petite fille du «Picasso africain» se sait attendue au tournant. Cela ne l’empêche pas pour autant de donner libre court à son inspiration. Dans cette interview, cette physicienne et artiste plasticienne sénégalo-togolo-française évoque ses différentes origines, son évolution artistique et sa vie de Sénégalaise sans langue de bois.

Comment vous vous retrouvez avec autant de mélanges ?
Je me sens sénégalaise et suis bien au Sénégal. Je suis née ici, j’ai grandi ici et j’ai passé mon bac ici. J’ai quitté mon pays pour mes études supérieures. J’ai travaillé à l’étranger quelque temps mais je suis revenue au Sénégal, à mes sources, à mes racines.
A l’extérieur vous êtes con­sidérée comme une Sénéga­laise et ici comme une étrangère. On imagine que c’est une situation difficile à vivre.
Quand je suis à l’étranger on voit d’abord mon côté africain et c’est vrai que quand je reviens au Sénégal on m’appelle toubab. Ça me blesse parfois mais c’est le cas de tous les métis. Mon cœur est au Sénégal et les thèmes que je traite prouvent mon attachement à mon pays.
Les étoiles, les astres et l’espace, on peut dire que vous ne cherchez pas loin pour trouver votre muse. Les études suffisent comme inspiration.
Le trouvez-vous? Le thème de mon exposition est «Le pillage des ressources halieutiques». C’est vrai, j’ai une formation de physicienne, j’ai un master en astrophysique et je me suis spécialisée ensuite en physique atmosphérique, radioprotection et sûreté nucléaire. La physique n’est jamais loin de mes œuvres. Elle fait partie de moi. Les œuvres reflètent ma personnalité. Quand je crée, je donne beaucoup de ma personne, de ma sensibilité. Ma formation se matérialise par la géométrie et les lignes que j’aime beaucoup. Elle est très présente dans mes œuvres, y compris sur des thèmes comme la pêche.

Vous avez passé 2 ans en Chine. Qu’est-ce qu’une artiste qui a grandi entre le Sénégal, la France et le Togo va chercher là-bas ?
J’ai été attirée par ce pays à ce moment-là parce qu’il était la deuxième puissance économique, et que je me disais que la maîtrise du chinois serait un bon outil à posséder. De plus j’étais attirée par leur culture riche et par l’inconnu. Effectivement, j’ai passé 2 ans en Chine. J’étais curieuse de découvrir ce pays. Maintenant, je parle cette langue. Entre 2013 et 2018, j’y suis retournée plusieurs fois parce que j’ai un lien avec l’Empire du milieu. Il y a deux ans, j’ai fait une résidence avec un artiste près de Beijing qui ne parlait que le chinois. En plus d’apprendre beaucoup à son contact sur l’art contemporain chinois, c’était excellent pour la pratique du mandarin.

«Le pillage organisé de nos ressources halieutiques», thème de votre exposition, parlons-en. Ce n’est pas fréquent de voir les gens s’y intéresser encore moins les artistes. Qu’est-ce qui a été l’élément déclencheur pour que vous en parliez ?
J’écoute beaucoup l’actualité. J’ai entendu un sujet sur un bateau étranger qui pêchait dans nos eaux sans autorisation et qui avait été interpellé par nos autorités. Cela m’a interpellée, c’est ce qui a été l’élément déclencheur.
Je suis tout à fait d’accord avec vous. En tant qu’artiste plasticienne, j’ai la liberté de pouvoir aborder les thèmes que je veux. J’aurais pu traiter de l’immigration mais je ne l’ai pas fait parce que le pillage organisé de nos ressources halieutiques nous interpelle aussi et on en parle peu. Il y a très peu d’associations sur la protection de ces ressources et pourtant le quotidien des Sénégalais est concerné.
Je suis pour la protection de nos ressources halieutiques. On ne devrait pas accepter que nos eaux soient pillées et acheter notre poisson toujours plus cher. Comment fera-t-on quand on n’aura plus de thiof dans nos thiébou dieun ? Avez-vous une idée ?

C’est une bonne question. Mais n’avez-vous pas peur d’être cataloguée toubab donneuse de leçons en abordant ce sujet ?
Je ne vois pas pourquoi je serais considérée comme toubab parce que je m’intéresse à la pêche. Ce serait injuste. Je suis métisse certes mais je suis sénégalaise avant tout et j’estime avoir mon mot à dire sur le pays. Je m’intéresse à l’actualité aussi bien en Syrie, en Irak, en Afrique du Sud que partout ailleurs. Il se trouve que ce thème a retenu mon attention. Je crois qu’il est grand temps d’aborder ce thème et, si personne n’en parle, on risque de courir à la catastrophe.

On connaissait votre amour pour l’acrylique, maintenant vous avez opté pour d’autres outils. Pourquoi ce changement ?
C’est vrai que j’adore mon noir et blanc mais j’ai décidé de mettre un peu de couleurs. C’est juste une évolution. Par la suite, je ne sais pas comment j’évoluerai mais pour le moment j’aime bien les couleurs. Je n’ai pas abandonné le noir et le blanc. Il y a une continuité dans mes tableaux. Aujourd’hui, je pense avoir mûri. Mon travail a évolué, ce qui m’a poussée à faire des installations. Je pense aussi depuis longtemps à la sculpture.
Votre besoin d’espace, n’est-il pas une façon de combler un certain vide chez vous ?
Qu’entendez-vous par vide ? C’est vrai que les installations de cette exposition sont immenses. Je me suis lancée dans des œuvres qui prennent beaucoup d’espace mais l’espace Vema se prête parfaitement à la taille de mes œuvres.

Est-il facile d’être artiste et petite-fille du «Picasso africain» ? L’héritage de Paul Ahyi n’est-il pas trop lourd à porter ?
J’ai un poids sur les épaules, c’est clair ! Cela me met une certaine pression. Je suis sur ses traces et je trace ma voie.

L’écolo, un thème tendance et vous vous êtes dit que vous allez vous y mettre…
Non ! Rires. Je ne veux pas qu’on me mette dans la catégorie écolo parce je ne pense pas l’être ; désolée pour les écologistes. Peut-être le suis-je sans m’en rendre compte. La disparition des ressources halieutiques m’interpelle mais quand je vois les sachets plastiques traîner partout, ça ne me laisse pas non plus indifférente.

Vous avez démissionné de vos fonctions pour être artiste à temps plein donc peut-on en déduire que vous êtes riche parce que votre art vous paye bien ?
Chaque personne naît avec son caractère. J’ai le mien. Par exemple, je suis partie en Chine, seule, sans parler la langue, pour y vivre. C’était un défi, j’avais des objectifs, je les ai réalisés et j’ai poursuivi ma route. J’ai démissionné en toute connaissance de cause pour devenir artiste. C’est un métier dur et exigeant si vous voulez en vivre.

Je travaille beaucoup. Travailler ne veut pas toujours dire gagner beaucoup d’argent. Vous êtes journaliste vous écrivez beaucoup, est-ce que vous gagnez beaucoup d’argent ? (éclats de rire). Je ne regrette nullement mon choix. Je suis toujours passionnée et heureusement je peux vivre de mon art. Mais, c’est au prix de beaucoup de travail et de sacrifices.