Les murs de l’Institut français du Sénégal ont vu passer des artistes de renommée mondiale comme Youssou Ndour, Coumba Gawlo, Germaine Acogny, Baba Maal, et tant d’autres. Ses locaux sont remplis d’histoires. Directeur de l’institut, par ailleurs conseiller de coopération et d’action culturelle à l’ambassade de France au Sénégal, Laurent Viguié évoque dans cet entretien «sincère», la nouvelle vision de l’institut, la relation culturelle entre la France et le Sénégal, l’installation d’autres centre culturels étrangers à Dakar, mais aussi l’actualité marquée par le 80è anniversaire du massacre de Thiaroye, commémoré le 1er décembre dernier. Pour le directeur de l’ex-Ccf, «il n’y a pas de sujet tabou pour l’Institut français» dont la présence sur le sol sénégalais remonte à la fin des années 50. On connaissait le Centre culturel français. Aujourd’hui, on parle de l’Institut français. Pourquoi ce changement de nom ?
Le changement de nom du Centre culturel français en Institut français remonte à une évolution qui a déjà près de 20 ans. Il est étonnant de constater que certains continuent d’utiliser l’ancien nom. Deux raisons expliquent cette transition. La première, c’est qu’il y a changement d’appellation, d’étiquette, comme une entreprise peut changer de nom. Et puis, ce changement a été motivé par une volonté de cohérence. C’est que l’Institut français de Paris et l’ensemble du réseau international utilisaient des appellations différentes. Alors, pour harmoniser tout cela, le terme Institut français a été adopté partout, et c’est ainsi que le Centre culturel français du Sénégal est devenu Institut français du Sénégal. La deuxième raison, c’est qu’il y a une évolution dans les ambitions de ces structures. Historiquement, les centres culturels français étaient des lieux avec une médiathèque, des expositions, une scène et un cinéma, comme c’est encore le cas à Dakar et à Saint-Louis. Mais aujourd’hui, l’Institut français va au-delà de la simple diffusion culturelle. Et ces dernières années, il a élargi ses missions en se consacrant aussi à l’accompagnement et à la professionnalisation, notamment à travers les incubateurs du réseau Teranga Tech Incub dont celui de Dakar, le plus ancien, ainsi qu’à Saint-Louis. Ces incubateurs accueillent des entrepreneurs et des entreprises. On est vraiment dans le secteur de l’économie. On dépasse le culturel pur. De même, dans la même logique de professionnalisation, le Village de résidence d’artistes a été créé en 2019 à Saint-Louis. Il accompagne, depuis 5 ans, une trentaine d’artistes de divers horizons, en soutenant leur processus créatif. On est beaucoup plus dans l’accompagnement de la création, des Industries culturelles et créatives (Icc). Et je pense que, de ce point de vue, la modernisation du nom fait pleinement sens.
Vous parlez d’ambitions, alors quels sont justement les projets qui sont sur votre table ?
Les projets essentiels se résument pour moi en 4 axes qui sont la proximité, la jeunesse, la transversalité et la professionnalisation. La jeunesse parce que c’est une évidence qui s’impose à nous dans un pays comme le Sénégal, où la majorité de la jeunesse a moins de 19 ans. Cette jeunesse exprime un besoin pressant d’opportunités et une offre culturelle qui dépasse ce que les uns et les autres peuvent fournir. C’est pourquoi l’institut souhaite s’adresser davantage à cette tranche d’âge et oriente sa programmation vers elle. Et donc, une partie de cette offre est destinée au jeune public, notamment à travers la médiathèque. Depuis sa création en 1959, l’Institut français est un lieu incontournable pour les écoliers et les étudiants. Beaucoup me disent : «Je venais ici quand j’étais enfant pour préparer mes examens et réviser mes cours.» Que ce soit à Saint-Louis ou à Dakar, l’institut continue d’accueillir ces jeunes qui travaillent à réussir leurs études. Mais la jeunesse, c’est aussi celle qui découvre la culture à travers des spectacles et des activités diverses, notamment pendant les vacances scolaires. Il ne s’agit pas seulement des écoliers et des étudiants, mais aussi des jeunes adultes. On accueille ici par exemple les demi- finales du «Flow Up», un concours de hip-hop qui est organisé d’habitude en banlieue dakaroise.
Aujourd’hui, il y a aussi cette volonté de l’institut de se rapprocher des populations, notamment de la banlieue dakaroise. Concrètement, quels mécanismes avez-vous mis en place pour accompagner ces jeunes talents qui ne demandent qu’à être appuyés ?
Les mécanismes sont multiples. Ce qu’on cherche à faire, c’est accompagner un parcours dans le domaine de l’art et de la culture, que ce soit pour le public ou pour les créateurs eux-mêmes, avec une forte volonté de professionnalisation. Cette professionnalisation prend plusieurs formes dont la principale est l’incubateur. Aujourd’hui, il ne suffit pas d’avoir du talent, il faut aussi savoir gérer un budget, recruter et administrer des ressources humaines. Et pendant 6 mois, ces talents sont formés et accompagnés pour développer leur capacité à faire vivre leurs entreprises. L’institut soutient également les jeunes à travers l’organisation et l’accueil de festivals comme Dakar Court, Dakar Série ou encore Dakar Music Expo (Dmx). Et l’année prochaine, un festival de stand-up sera également lancé. Ces événements vont au-delà des simples tables rondes. En plus d’un soutien logistique ou financier, des experts internationaux sont régulièrement invités pour animer des masterclass. Et il y a une troisième manière d’accélérer la professionnalisation, et c’est là qu’on voit l’intérêt de réunir les services de coopération de l’ambassade et de l’Institut français. On a aidé à la création de l’Ecole internationale des acteurs de Dakar, portée par Adama Diop depuis trois ans. Autre exemple, la «Factory», installée également à Hann Bel-Air et qui prend des jeunes parfois en difficulté avec la loi ou qui sont dans des groupes un peu informels. On accompagne aussi l’école Kourtrajmé qui forme des scénaristes dans le domaine audiovisuel, mais aussi des techniciens pour les tournages.
La présence de l’Institut français sur le sol sénégalais remonte à 1959. Selon vous, quels ont été les moments ou projets les plus marquants ?
Si l’on regarde l’histoire de l’institut sur le long terme, on trouve de très belles histoires et des témoignages marquants de son rôle central dans la scène culturelle sénégalaise. L’un des meilleurs exemples est son rôle de découvreur de talents. Par exemple, la grande chorégraphe et danseuse Germaine Acogny a fait sa première scène ici, en 1967. Elle est toujours active et continue de revenir à l’institut, ce qui est une grande fierté pour nous. On a aussi un fidèle qui s’appelle Youssou Ndour et qui a fait son premier concert en 1988 ici à l’institut. Nous avons aussi Doudou Ndiaye Coumba Rose. Plus récemment, lors des débuts du hip-hop au Sénégal, Didier Awadi et son collectif Positive Black Soul (Pbs) ont assuré la première partie de Mc Solaar ici en 1992. Dans le domaine de la sculpture, Ousmane Sow a réalisé sa première grande exposition en 1988 dans les locaux de l’institut, avant de rayonner à l’international, notamment à Paris. Pour les arts visuels, particulièrement la photographie, nous avons accueilli un talent comme Omar Victor Diop en 2013, lors d’une exposition à la galerie Le Manège. Nous espérons que les artistes que nous accompagnons aujourd’hui suivront des trajectoires aussi exceptionnelles. Depuis le début des années 80, nous accueillons chaque année le lauréat du Prix Découvertes Rfi, ce qui illustre notre rôle de dénicheur de talents. Nos scènes servent également à célébrer des artistes confirmés. Le mois dernier, nous avons organisé un événement pour les 50 ans de carrière de l’Orchestra Baobab. Ce samedi 14 décembre, nous célébrerons les 20 ans de carrière de Carlou D, et j’espère qu’en 2025, nous pourrons fêter les 50 ans de carrière de Cheikh Lô. On a cette fidélité de long terme, mais on garde cette ambition d’être là pour aider les jeunes qui débutent parce qu’on n’est pas une structure à but lucratif.
La relation culturelle franco-sénégalaise évolue dans un contexte de redéfinition des liens. Comment l’institut adapte-t-il son rôle pour refléter un partenariat égalitaire et respectueux des réalités locales ?
L’institut s’inscrit dans l’environnement actuel et évolue avec le contexte. Et les questions du moment doivent s’y refléter et s’y incarner, y compris les débats les plus délicats. Et cela se traduit particulièrement par nos programmations de débats d’idées, organisés sous différents formats. Par exemple, la «Nuit des idées» est un rendez-vous annuel où, en une soirée, nous réunissons de nombreux intervenants. Il y a quelques mois, nous avons accueilli ici à l’institut, la présentation d’un livre sur Oumar Blondin Diop. Quand on sait que le groupe de Oumar Blondin a mis le feu au cinéma de l’Institut français. Et lors de cet événement, la famille de Oumar Blondin Diop était présente, et chacun a pu exprimer sa vision du rôle de la France à cette époque. Et on a tous beaucoup gagné à cette confrontation d’idées. En 2025, j’ai l’intention de lancer un cycle qui s’appellera «Histoires partagées au pluriel», pour explorer différentes histoires de la relation franco-sénégalaise. Cela inclura des récits positifs, comme ceux de français tombés amoureux du Sénégal et y ayant bâti leur vie, à l’image de Gérard Sénac, ancien directeur d’Eiffage, devenu citoyen sénégalais. Et puis, il y a des histoires plus difficiles qu’il faut aussi aborder, étudier et débattre, mais en fonction de l’actualité. Il y a plein de sujets sur cette relation, comment l’équilibrer, comment construire un nouveau narratif. Du côté français, je crois que beaucoup de choses ont été accomplies depuis le discours de Ouagadougou du Président Emmanuel Macron sur la projection de la France en Afrique. Et il n’y a pas de sujet tabou pour l’Institut français. On a vocation à être un lieu où toutes les opinions peuvent s’exprimer, à condition qu’elles le soient de manière respectueuse et non agressive.
Vous dites qu’il y a des histoires difficiles qu’il faut étudier et débattre. Pouvez-vous préciser de quelles histoires il s’agit ?
Les histoires difficiles, ce sont celles de la colonisation et les excès qu’elle a pu permettre. C’est aussi le traumatisme de l’esclavage durant cette période. Ce n’est pas uniquement la France qui en porte la responsabilité, et cela mérite d’être abordé. Nous le ferons notamment à travers la commémoration de la loi sur la mémoire de l’esclavage, le 10 mai. Et puis de manière plus immédiate, il y a également la mémoire des Tirailleurs sénégalais. Je dis bien Tirailleurs sénégalais, parce que récemment, l’attention s’est beaucoup portée sur Thiaroye, ce qui était important dans le cadre de la commémoration des 80 ans. Je crois qu’on a beaucoup progressé sur les qualifications des faits. Il y a aussi un travail qui est initié pour aller plus loin dans l’établissement de la vérité sur le massacre de Thiaroye, avec l’apport et le soutien de la France. Mais, au-delà de cela, il est essentiel de remettre ces sujets en lumière et de débattre des conditions dans lesquelles les Tirailleurs ont été recrutés, reconnus et récompensés ou non pour leur investissement, et pour le don de leur vie à la France. Et il y a beaucoup de choses qui ont été faites ces dernières années en termes de décristallisation des pensions et la reconnaissance des Tirailleurs. Par exemple, Oumar Diémé, un Tirailleur sénégalais, a porté la flamme olympique l’été dernier, un geste symbolique qui a été suivi dans le monde entier. Le fait qu’un Tirailleur sénégalais soit porteur de la flamme olympique est une manière forte de leur rendre hommage, d’autant plus que le temps passe. En ce qui concerne la mémoire de Thiaroye, nous nous inscrivons dans la dynamique portée par les institutions et les autorités sénégalaises. Il était crucial pour nous que ce soit le Sénégal qui prenne l’initiative de ces commémorations. C’est pourquoi, le 1er décembre, nous avons choisi de ne pas proposer une programmation qui aurait pu être perçue comme concurrente. Mais mon intention, dans la continuité du travail mené par la Commission ad hoc de commémoration des 80 ans du massacre de Thiaroye, qui rendra son rapport en avril prochain, serait d’organiser une table ronde ici, à l’institut, et/ou avec d’autres partenaires. Nous pourrions imaginer nous associer à une restitution publique de ces conclusions, afin de les mettre à la disposition du grand public.
Vous voulez parler de la restitution des archives sur Thiaroye ?
Oui, sur les archives proprement dites, puisque vous en parlez. Ces archives sont actuellement en cours d’étude. Une première partie avait été remise par le Président François Hollande en 2014, mais elle n’avait pas été pleinement exploitée jusqu’à présent. Aujourd’hui, ce travail est en cours. Et puis, une mission d’archives s’est rendue en France avec notre accompagnement, afin de permettre à des chercheurs sénégalais et français de rechercher d’autres archives complémentaires. Ces documents pourraient contribuer à mieux comprendre cet événement tragique et les conditions du massacre de Thiaroye. Et lorsque ce travail sur les archives sera abouti, l’Institut français aura pour vocation d’organiser une restitution sous forme de présentation, d’échange ou de débat. Cette initiative sera réalisée en étroite collaboration avec les autorités sénégalaises, qui soutiennent et portent ce projet.
La relation culturelle franco-sénégalaise évolue dans un contexte mondial de redéfinition des liens. Comment l’institut adapte-t-il son rôle pour refléter un partenariat égalitaire et respectueux des réalités locales ?
Cette relation se distingue par une densité exceptionnelle, et ce pour plusieurs raisons. La première, qui me paraît la plus évidente, est l’incroyable richesse du talent culturel et artistique sénégalais. Le Sénégal est un véritable phare, un grand producteur de talents. Historiquement, la France n’y est pour rien ; ces talents existent par eux-mêmes et ont vocation à rayonner bien au-delà des frontières sénégalaises. L’un de nos rôles à l’Institut français est de les identifier, de les accompagner et de favoriser leur mobilité internationale. Dans ce parcours, la France représente une étape parmi d’autres, mais non une finalité. La deuxième raison de notre engagement réside dans l’imbrication de nos histoires. Un exemple marquant cette année est celui de Salimata Diop, Directrice artistique de la Biennale de Dakar. Elle se définit non pas comme Franco-Sénégalaise, mais comme Française et Sénégalaise, incarnant ainsi cette double identité. 100% Française et 100% Sénégalaise. Nous sommes fiers de la voir occuper ce poste prestigieux, et cette réussite est une fierté partagée entre la France et le Sénégal. Ce cas illustre une réalité plus vaste, cette imbrication historique et culturelle est une richesse inestimable, renforcée par de multiples exemples similaires. Il est donc de notre responsabilité, en tant qu’Institut français à l’étranger, de soutenir la création artistique locale. Le Sénégal, avec son dynamisme culturel et cette histoire commune, offre un terreau unique pour promouvoir cette richesse complémentaire et la valoriser pleinement.
Aujourd’hui, il y a aussi d’autres centres culturels qui gagnent en visibilité à Dakar. Comment l’Institut français se positionne-t-il face à cette concurrence et en quoi se différencie-t-il ?
Très clairement, on se positionne dans une logique de partenariat. On n’a pas les mêmes atouts. On a pour nous, l’Institut français, l’ancienneté et les installations. Et par exemple, peu d’instituts européens ont la chance de disposer d’une grande scène comme la nôtre. Nous travaillons donc dans une dynamique de coopération, notamment à travers le réseau Eunic Sénégal, qui regroupe les instituts culturels européens. Ce réseau est très actif. Il a, par exemple, produit une exposition pendant la Biennale et soutient des festivals à travers un programme porté par le collectif. Ces collaborations se font naturellement et nous décidons ensemble des projets à soutenir, en mettant également l’accent sur l’accompagnement des jeunes porteurs de projets, via un travail d’incubation et de partenariat. Nous co-produisons régulièrement des événements avec d’autres institutions. De plus, nous accueillons volontiers des événements initiés par ces centres culturels. La coopération entre ces centres culturels européens est fluide et naturelle. Nous participons, par exemple, à la dynamique du Partcours qui réunit non seulement les instituts culturels, mais aussi les galeries de Dakar et de ses environs. Cette initiative favorise la coexistence et le partage de valeurs et d’objectifs communs.
Alors que 2025 approche, quelle est votre vision globale pour l’institut ?
Pour 2025, notre ambition est de faire encore mieux ce que nous avons réalisé jusqu’à présent et de défricher encore de nouveaux territoires. Alors, améliorer ce que nous faisons déjà, c’est continuer à accompagner des festivals comme Dakar Music Expo (Dmx). Nous maintiendrons également nos événements phares tels que «La Nuit des idées», prévue en avril, et la Fête de la musique. Ces rendez-vous sont devenus des marqueurs essentiels de notre programmation annuelle. Nous n’avons pas nécessairement pour objectif de proposer une programmation tous les jours. Notre priorité est de travailler sur la professionnalisation et la structuration du secteur culturel. C’est un travail sur le long terme. En 2025, nous voulons également apporter du nouveau, car le monde évolue et il est important de s’adapter. C’est dans cette optique que nous lancerons la première édition d’un festival de stand-up au Sénégal, une initiative qui fait défaut malgré l’existence de nombreux talents. Ce premier festival, prévu probablement en avril, bénéficiera notamment de l’expérience internationale déjà acquise dans ce secteur. Notre horizon pour 2025 repose donc sur une logique de partenariat étroit avec la scène culturelle locale, mais également avec les institutions culturelles, qu’elles soient publiques ou privées. Partout et tout le temps, notre démarche restera collaborative et tournée vers l’innovation.