Férid Boughedir est un réalisateur tunisien de cinéma. On ne le présente plus dans le milieu du 7e art. Beaucoup le considèrent comme un «agitateur de grandes idées». Critique et historien du cinéma, dirigeant de festivals et de colloques cinématographiques, journaliste à la revue Jeune Afrique depuis 1971, Férid Boughedir est aussi professeur de cinéma à l’Université de Tunis. Sa participation et sa contribution par la réflexion intellectuelle au 40e anniversaire du Festival de cinéma africain de Khouribga ont été très remarquées. Et à l’heure où les festivaliers reprennent le chemin du retour vers leurs pays et lieu de résidence, Le Quotidien l’a approché pour qu’il jette son regard toujours critique sur cette édition et sur le cinéma en général.

Les rideaux sont tombés sur cette 20e édition du Festival de cinéma africain de Khouribga (Fcak). Quelle appréciation en faites- vous ?
J’ai beaucoup apprécié que Nour Eddine Saïl, qui est le président de la fondation du Festival de cinéma africain de Khouribga (Fcak), pour ce 40e anniversaire, ait invité largement les anciens du monde du cinéma comme le doyen des cinéastes de Côte d’Ivoire, Timité Bassori, qui n’a plus fait de films depuis 50 ans, mais qui est là et veille sur la relève. Il a invité les deux cinéastes les plus connus du Burkina, Gaston Kaboré et Idrissa Ouédraogo. Il a invité des débutants même qui étaient pionniers plus ou moins dans leurs pays, comme Sano Kolo, je pense toujours au Burkina. Des pionniers comme Ben Diogaye Bèye du Sénégal. Et même le geste d’inviter Saint Pierre Yaméogo qui, tout le monde sait, est fatigué physiquement, est un grand honneur. Le fait de le voir ici à Khouribga, ça m’a réchauffé le cœur.
Nour Eddine Saïl a gardé cette fidélité à ce que nous appelions la grande famille du cinéma qui s’est un peu effritée avec le temps, bien sûr. Et là, il a recréé cette atmosphère conviviale qui existait, au début du Fespaco et, qui a beaucoup diminué du fait que le Fespaco est devenu, à un moment donné, un festival touristique. C’est très difficile de réussir comme le festival de Cannes, des conjonctions de tout ce qui est un festival.
Soyez plus explicite…
Cannes a réussi à allier même les extrêmes. Cannes, c’est en même temps le festival le plus glamour, parce que toutes les stars sont là, sur le tapis rouge. Et ça n’empêche qu’à Cannes, le jury choisit des films d’art très pointus. Il ne donne pas de prix aux films commerciaux. Même si on a vu des stars sur le tapis rouge, Cannes peut donner le prix à un cinéaste inconnu de Thaïlande qui s’appelle Api­chatpong (…) pour le film Oncle Bonne nuit. C’est très culotté ça ! Et en même temps le troisième volet de Cannes, c’est le plus grand marché de films du monde. Ce sont les trois volets du cinéma. Les paillettes, le glamour sont là. Le business, c’est là où on achète les films, on vend les films, on monte les productions, ça existe. Et en échange, on dit : «Vous me laissez choisir des films du point de vue artistique, sans que le commerce y mette sa patte.»
Voulez-vous dire qu’aucun de nos festivals de cinéma en Afrique n’a encore réussi cette conjugaison des trois volets que vous venez d’énoncer ?
Aujourd’hui au Fespaco, com­me chez nous à Carthage en Tunisie, ils essayent de trouver leur équilibre. Au début, le Fespaco c’était un festival chaleureux, convivial avec beaucoup d’idéal. Puisqu’on était réuni autour de la piscine de l’hôtel Azalaï à Ouagadougou pour bâtir l’avenir. Et quand à un moment, le défunt Président Thomas Sankara a décidé d’en faire une vitrine du pays, il a invité en 1987, la diaspora afro-américaine, qui est venue faire un peu le retour aux sources (Roots). Et puis les Français aussi sont venus en grand nombre. Le Fespaco est devenu, à partir de ce moment, sans être méchant, un Club Med. C’est-à-dire, les gens venaient pour le dépaysement, pour l’exotisme. Et avec le temps il a perdu ce qu’on trouve à Khouribga. C‘est-à-dire, moi-même quand j’allais au Fespaco, avant que je n’arrive à parler à mon ami Roger Gnoan M’bala (réalisateur) de la Côte d’Ivoire qui est de l’autre côté de la piscine, je devais traverser 15 000 maisons de culture française qui veulent faire des spéciaux. Et le côté convivial a ainsi disparu.
«Il faut qu’il y ait un écho international plus fort de Khouribga»
Et au Festival de cinéma africain de Khouribga ?
A Khouribga, ce qui est magnifique, c’est qu’il y a cette chaleur, ce côté dont je parle est là. On a cette chose unique ! L’Afrique sub-saharienne, l’Afrique Nord saharienne se mélange. Tout le monde est là pour fêter les jeunes créateurs qui font des films. Ça c’est une réussite !
Mais il faut aussi dire qu’il faut qu’il y ait un écho international plus fort de Khouribga. On est entre nous, on est en famille, on a chaud au cœur, mais il n’y a pas un écho très grand. Est-ce que le film qui a eu le grand prix ici aura un écho international ? Si on peut commenter le grand palmarès, bien sûr, je sais j’ai été dans plusieurs grands jurys. A Cannes, à Venise, à Berlin, le résultat est toujours le fruit de compromis. Et là, il faut lire le palmarès. Quand vous voyez qu’un film a eu à la fois prix du meilleur scenario et prix de la meilleure réalisation, logiquement c’est le meilleur film. Parce que quand un film est très bien écrit et est très bien réalisé, que demander de plus ? Logiquement donc le prix du meilleur film devrait aller au film Le train de sucre et sel (Ndlr : ce film a obtenu à la fois le prix du meilleur scenario et le prix de la meilleure réalisation, sans obtenir le Grand prix Ousmane Sembène). Mais en même temps, nous sommes dans une époque où les femmes sont de plus en plus opprimées par un islam rigoriste mal vu, il y a un retour à une espèce de puritanisme-tradition, le jury, à cause de l’ère du temps, a sûrement été sensible à ce film Un jour pour les femmes, fait par une femme du Nord de l’Afrique, qui défend la cause des femmes. Mais ça n’empêche pas que le fait d’un palmarès est un acte de valeur.
Si vous étiez président du jury, vous auriez donné le Grand prix à quel film ? Félicité de Alain Gomis ?
Félicité est évidemment un des meilleurs films du festival. Félicité a eu l’Ours d’argent à Berlin, le Grand prix au Fespaco. Pour la survie du festival, s’ils donnent le prix à Félicité, c’est le jury qui décide évidement et pas le festival, mais ce jury a fait du bien à ce festival. Car si le jury avait donné le Grand prix à Félicité, ça ce serait comme si Khouribga devient une succursale de Ouaga, du Fespaco. Là, c’est intelligent. Il donne deux prix à Félicité, mais en même temps il va choisir pour le Grand prix Ousmane Sembène, un film de jeunes femmes, dont c’est le premier long métrage qui défend la cause des femmes. Donc c’est un bon équilibre (rires). J’ai commenté le palmarès, mais normalement je ne le fais jamais, parce que le jury est souverain. Je vous explique qu’en donnant ce prix aux femmes c’est bon pour Khouribga. Parce que ça veut dire qu’ici, on découvre quelque chose de nouveau. Sinon, on va dire : «Ah bon ! Félicité primé à Berlin, au Fespaco, à Khouribga ? A quoi sert ce festival alors ?»