La circulation des spectacles et des artistes était au cœur des préoccupations dans cette 24e édition des Journées théâtrales de Carthage (Jtc). Pour une première fois, les JtCap, un marché du spectacle, a réuni directeurs de théâtre et de compagnie. L’objectif étant de multiplier les collaborations. Vous êtes un des animateurs de cette première édition des JtCap, le marché du spectacle des Jtc. Quel est l’enjeu d’une telle rencontre ?

Les Jtc ont toujours été l’endroit par lequel se rencontrent l’Afrique noire et le monde arabe. C’est la porte des créateurs d’Afrique noire pour rentrer dans le circuit du monde arabe. C’est là aussi où les créateurs arabes rencontrent l’Afrique noire. C’est un endroit important, et la nouvelle direction a cru bon de créer un marché où on se rencontre pour voir quelles sont les possibilités de production, de diffusion commune ou de coréalisation. Donc, nous sommes là pour favoriser cela en tant que Marché des arts du spectacle d’Abidjan (Masa). Et voir comment on peut mettre ensemble nos forces et nos expériences.

Il y a beaucoup de directeurs de festival qui sont présents ici. Comment envisagez-vous cette coopération ?
Justement, j’ai la chance de travailler sur plusieurs marchés dans le monde. J’ai été copté par les Jtc pour les accompagner dans la création de cette plateforme. On essaie de faire en sorte que la famille théâtrale soit une. Oublier les barrières de langues, de nationalité, et nous baser seulement sur notre métier qui est le théâtre. Suite à cette envie, on a essayé de faire venir des gens d’autres continents.

Mais est-ce que les spectacles africains voyagent bien hors du continent ?
Certains théâtres africains voyagent bien. Mais c’est quoi voyager ? Voyager avec quoi, comment ? Il y a maintenant beaucoup d’enjeux au niveau économique, il y a les questions esthétiques et beaucoup de choses qui rentrent en ligne de compte pour faire circuler ces œuvres. Et ces endroits sont des plateformes pour partager ces expériences et aussi, faire un partage de compétence pour favoriser cette circulation. Il y a certaines compagnies théâtrales africaines qui tournent, mais pour moi, sans avoir la langue de bois, vu la grandeur de notre continent, vu les capacités sur le continent, les richesses artistiques, je trouve qu’il n’y en a pas assez. Mais certaines compagnies sont très compétitives.

Quels sont les freins ?
Je crois que d’abord, il y a un problème d’information. Les créateurs ne savent pas d’abord où tourner. Parce qu’ils n’ont pas la liste des théâtres ou festivals qui peuvent être intéressés par leur travail. Ça commence déjà par l’information, puis la formation. On est formé en général pour un certain type de théâtre. Et c’est la question que j’évoquais : quoi vendre et comment ? Par exemple, pour certains spectacles africains, il y a 6 personnes, en plus de deux autres techniciens sons et lumières, le metteur en scène, et cela fait 9 personnes, neuf visas, si les gens ont des passeports. Parfois il faut même faire faire les passeports, 9 billets d’avion, de train, 9 chambres d’hôtel. Ce sont des choses qu’on doit prendre en compte, qu’on le veuille ou pas. Je ne veux pas restreindre la création, celui qui veux créer avec 2000 personnes, est heureusement libre de le faire et peux le faire. Mais si on veut tourner, on n’est pas connu, on ne sait pas qui on est, les acteurs ne sont pas connus, parfois les auteurs aussi, c’est difficile qu’un acheteur achète parce qu’il doit faire de l’argent, vendre des billets. Donc qu’est-ce qui se passe ? Il préfère prendre moins de risques financiers, prendre un duo ou un trio. Même si on ne les connait pas, on dépense moins quand même avec eux. Je ne dis pas que c’est bien, mais c’est la réalité.

Comment changer cette réalité alors ?
Il faut informer et former. Après, quand on a atteint une certaine notoriété, même si on est 50, les gens achètent, parce qu’ils savent aussi ce qui se passe de l’autre côté. On ne dit pas à Youssou Ndour ou Salif Keïta de tourner avec deux, trois musiciens. On sait qu’ils vont remplir des stades. Et c’est pour ça qu’on parle de marché. Il ne faut pas se mentir, c’est produire et acheter. C’est malheureux parfois de parler de la question du marché dans la création, mais c’est la réalité. Et un artiste qui veut vivre de son art, en ne tenant pas compte des subventions, donc en n’étant pas mendiant, excusez-moi de dire ça, mais c’est parfois très difficile pour les artistes de faire des milliers de dossiers pour avoir des queues de cerises pour faire leur travail. Alors, si on vend un certain nombre de spectacles, de représentations, ça peut faire des revenus, une base saine pour pouvoir faire son art tranquillement. Je ne fais pas l’apologie du marché, mais je dis que le marché existe. Il y a des critères, de plus en plus et si on veut tourner, on est obligé de tenir compte de ces critères. Sinon, c’est compliqué.

On remarque aussi que le théâtre sur scène se transporte de plus en plus vers la télévision dans nos pays…
Le théâtre a toujours posé un certain type de problème au niveau de la diffusion. Ce n’est pas comme la musique. On rentre émotionnellement dans la musique par plusieurs portes. Ce n’est pas le cas pour le théâtre. La première porte, c’est l’histoire qui est racontée, donc il y a la question de la langue. Après, il y a les formes théâtrales, l’interprétation, et le moment cathédrale est hyper important. C’est pourquoi on l’appelle spectacle vivant. Ça se vit entre les spectateurs et ceux qui sont sur scène. C’est pour ça qu’on peut voir la même pièce plusieurs fois, ça ne sera pas la même pièce, ni le même public, et l’énergie ne sera pas la même. Le théâtre filmé restera du théâtre filmé, et les gens ne savent pas filmer le théâtre ou n’ont pas le moyen de filmer le théâtre. Ce ne sont pas des disciplines que j’oppose, mais j’estime qu’il faut qu’elles existent toutes dans leur entièreté.

Vous l’avez dit dans le panel, il y a des problèmes de financement de l’Art dans nos pays…
Il n’y a pas de problèmes d’argent. Il y a des problèmes de choix de mon point de vue. C’est voir ce que c’est que l’art pour nous et quel choix on fait pour les artistes et pour le public. Quand on parle d’artistes, on oublie qu’ils travaillent pour le public, pour le Peuple. Comment on veut faire émanciper son Peuple ? Comment on veut faire développer le libre arbitre de son Peuple ? C’est aussi ça. Et il y a des gens qui favorisent l’animation, mais ce qui apporte la pensée, la critique et l’autocritique est souvent mis de côté parce que ça n’arrange pas certains dirigeants.

Aujourd’hui, quelle est votre vision stratégique pour le Masa ?
Je remercie le directeur, Abou Kamaté, et directrice adjointe, Chantal Djédjé, de m’avoir confié cette mission de présidence du comité artistique international. Je pense que le Masa doit d’abord être un lieu de rencontre, de discussion, de connaissance mutuelle de ce qui se fait sur le continent. Un lieu de partage d’expériences et un lieu de partage de compétences aussi. C’est la première des choses. Ensuite, je pense que le Masa doit montrer la diversité et l’excellence de la création africaine. C’est ce qui peut nous permettre d’avoir de supers ambassadeurs dans le monde et qui fera qu’on respectera davantage notre continent et sa création, et qu’on regardera davantage notre continent et ses créateurs.
Propos recueillis par Mame Woury THIOUBOU
(mamewoury@lequotidien.sn)