Du 28 mars au 28 avril dernier, son exposition à l’espace Vema a drainé les foules. Jean Marie Bruce dit Jeannot, s’est forgé une réputation en domptant la tôle. L’être humain, son ombre et le temps, ces mots reviennent comme un leitmotiv dans la bouche de l’artiste de Mbour. «Les portes de Bruce : Doxantu ci mbootaayu rafetaay aak Bruce», ont ouvert une large fenêtre sur trente années de pratique, de recherches et de réflexion.

Vous présentez une exposition qui s’intitule «Les portes de Bruce». Pourquoi ce nom ?
«Les Portes de Bruce», ça m’a été inspiré parce que j’ai fait des recherches sur l’être humain, son ombre et le temps. Il y a un passage et le meilleur passage, ce sont les portes. Et concernant le support, c’est le fruit de mon environnement. Et avec ma propre sensibilité, j’ai choisi de prendre comme support des portes d’autrui, faits de tôles rouillées. J’ai fait un constat, j’ai regardé là où sont les portes rouillées. En général, c’est dans des maisons de familles défavorisées. Donc j’ai décidé de les changer avec des tôles neuves et de reprendre ces vieilles portes pour exploiter l’effet du temps et revenir sur l’être humain, son ombre et l’effet du temps.

Et donc, les portes symbolisent les passages de la vie ?
Quand tu dis porte, ça peut s’ouvrir, se fermer, être entrebâillée ou avec une petite cache et un bâton, ce qu’on appelle tiabi laobé. Chez nous, en général, les portes n’existent pas. On ne ferme pas nos portes. Mais dans le monde actuel, les portes ne s’ouvrent même pas. Il y a des œilletons, des sonneries. Dans les villes, les portes sont fermées contrairement aux villages où rien n’est fermé. C’est ce qui fait la mobilité de la société, la communication entre l’homme, la nature, les oiseaux. Les relations entre l’être humain, son ombre et le temps. Comment magnifier l’être humain, qu’est-ce qui nous sert de sécurité. C’est une alerte pour dire aux gens d’ouvrir les portes pour qu’on puisse communiquer, aller vers l’autre, revenir chez nous et prendre ce qui est bon. On ne peut pas dire aux gens qu’ils ne peuvent pas aller où ils veulent.

Et pour exprimer cela, vous utilisez des pots de peinture qui ont servi sur les pirogues qui transportent ces jeunes vers l’Europe ?
Il y a plein de pirogues là où j’habite et pendant l’hivernage, c’est le moment de réfectionner. Ils utilisent des pots de peinture et moi je les récupère pour les appeler «Les larmes de la mer». Et ces larmes symbolisent la jeunesse perdue, qui est partie en mer. Ce sont ces pirogues repeintes qui sont utilisées pour la traversée sans même voir si le bois est mort, si la pirogue est en état. C’est très dangereux. Et quand la pirogue a échoué, ce sont des corps sans vie qui nous reviennent et des bois flottants. Chaque jour, je récupère ces bois dans la mer et j’en fais des portes encore pour dire : avec vos cinq doigts, restez ici, travaillez les matériaux par rapport à votre environnement. Mon coup de gueule, c’est de dire stop. Utilisez plutôt les voies légales.

Sur les portes qui sont accrochées ici, il y a des silhouettes. Comment vous les faites ?
Je peins rarement parce que je ne maitrise pas les produits chimiques par rapport à mon propre corps. Donc, pour la tôle, j’utilise les intempéries. Je peux aussi prendre une tôle neuve, l’enterrer pendant deux semaines. Il y a la rouille qui se forme et c’est l’effet temps. Je peux aussi la laisser sous la pluie pendant tout l’hivernage et il y a une accélération de la rouille. Je peux aussi utiliser le feu ou les immerger enroulées dans un puits pendant un mois pour voir le résultat. Et après, j’exploite encore les résultats obtenus, j’agresse encore la tôle, je peux la déchirer avec un couteau, la recoudre, boxer la tôle. Quand j’obtiens ce que je veux, ça ne m’appartient plus, ça appartient à la société. Quand quelqu’un vient devant l’œuvre, ce n’est pas moi qui vais lui dire ce que l’œuvre dit. Il y a ce qu’il ressent et ce que l’œuvre lui renvoie. Et si on me dit que le message est compris, ça me suffit et je repars vers d’autres univers, d’autres recherches.

Comment vous est venue l’idée d’utiliser des tôles ?
J’ai fait les beaux-arts. J’ai fait des recherches en fin d’année sur une associativité des matériaux, fer et bois. J’ai regardé dans mon environnement, ce qui était combiné. Mon environnement était fait de tôles, il n’y avait pas de briques, ni de terrasses. Mais le fer et le bois sont deux éléments qui se combinent bien. Ils n’ont pas la même durabilité, les mêmes réponses mais sont tout le temps ensemble. L’idée aussi est venu avec le set setal dans les années 90- 91. J’ai choisi le bois et le fer en rejetant la peinture parce que c’est de la chimie. C’est très cher en plus. J’ai préféré regarder dans mon environnement et il se trouve que j’ai plus de sensibilité avec le fer et le bois, c’est avec ça que je peux m’exprimer. Mais il faut aussi l’effet du temps sur la tôle. Changer tout un toit d’une maison avec des tôles neuves, le propriétaire va être content. C’est ça la première expérience, l’échange. C’est social parce que donner des tôles neuves à une famille défavorisée. Mais il m’arrive de perdre des tôles quand je les laisse dans l’eau, quand je les enterre ou que je les calcine.

Et les coutures ?
Les coutures, c’est pour relier. Je veux montrer que s’il y a déchirure, on peut réparer.

Sur certaines tôles aussi, il y a des silhouettes enfermées dans des grilles. C’est pour dire quoi ?
L’être humain, son ombre et le temps toujours. Les tablettes que j’ai faites avec des grillages, je me suis posé des questions sur les enfants de la rue. Ce sont des enfants qu’on a mis dans la rue. Et on peut les enlever si on veut. Je fais une proposition, un coup de gueule. Une tablette, une forme mâle ou femelle pour dire que ces enfants de la rue-là, ils ont un père une mère, une cousine, une tante. Mais pourquoi on les pousse dans la rue alors. Moi je dis stop à ça. J’utilise une grille qui est une transparence, des fils de fer que je roule, que je malaxe, je presse, des fois je les casse pour avoir une certaine forme. Mais après, ce sont des techniques d’associativité avec les clous.

En fait, vous n’aimez pas travailler sur une seule matière ?
C’est une recherche en fait. C’est une associativité de deux matériaux. Soit 100% de fer ou 100% de bois. Mais cela dépend du thème. Pour l’émigration par exemple, il y a l’eau. Et donc l’ombre est dans l’eau. Maintenant tu fais appel à des techniques. Su tu brules la partie extérieure et que tu laisses l’autre partie, cela donne une transparence à la tôle. C’est le fruit de recherches approfondies mais j’ai choisi de travailler sur des matériaux pauvres comme on dit et qu’on n’a pas beaucoup utilisés. Je peux peindre aussi, faire des performances, tableaux en peinture. Mais ça, c’est ce que je propose actuellement.

Vous récupérer beaucoup de choses ?
Beaucoup. A la plage, je récupère tous les bois flottants. Mais à condition qu’il y ait une attractivité avec le bois, un dialogue pour que je puisse faire l’action de me courber et le prendre. Je ne ramasse pas tout ce que je vois. Des fois, il m’arrive de commencer une pièce, il manque quelque chose et il faut que j’aille le chercher. En allant à la pêche, je peux tomber sur un bois que j’ai cherché pendant deux semaines. Je l’incruste et ça marche. Il m’arrive aussi de faire des œuvres, de les détruire parce que je ne les sentais pas.

Pourquoi dites-vous que vous ne vendez pas vos œuvres ?
Le mot acheter ne me plaît pas, je préfère adopter. Dans le sens où tu communiques avec l’œuvre, qu’il y ait une sensibilité et que tu veux l’adopter, le mettre dans une belle pièce, l’entretenir. Je fais aussi de l’art vert. Je vis entouré de mes arbres, je me soigne avec et j’évite de manger tout ce qui est toxique.

C’est devenu un style de vie ?
C’est une vie saine.

Cette exposition retrace trente ans de carrière. Vous parlez beaucoup des recherches que vous faites. Quelle évolution avez-vous eu durant ces trente ans ?
Waw ! Moi je suis constant dans mes recherches mais il y a beaucoup de variétés dans mes recherches. Mais ma sensibilité reste toujours sur le fer et le bois. Et faire des recherches, c’est donner chaque décennie, une proposition. Et en trois décennies, j’ai eu des époques différentes, mais si on les résume, ca reflète toujours Bruce.

Et ces époques correspondent à des périodes de votre vie ?
Bien sûr. L’école des arts, mes nombreuses années de créativité. Et j’ai fait beaucoup d’expériences avec d’autres artistes. J’ai été membre de 8 Facettes et on a beaucoup voyagé. On a fait des expos partout dans le monde, on a créé des cases pluridisciplinaires, on a appris des choses aux paysans.

La maintenant, vous avez combien de portes ?
J’en ai 300.

Toutes adoptées ou en recherche d’adoption ?
En recherche d’adoption mais il y en a qui sont là (la galerie), d’autres sont à Mbour, d’autres encore n’ont jamais été exposées. Et je continue de travailler. J’ai une belle collection encore.

Et comment un artiste se sent à la fin d’une exposition ?
C’est diffèrent de l’ouverture. Amener les enfants, les faire voyager, dormir sans eux, c’est déjà dur. Mais là, j’espère qu’il y a des enfants qui vont rentrer à la maison avec moi. (Avec un grand sourire).