Au moment où on célèbre le 20e anniversaire de la disparition du Président-poète, Léopold Sédar Senghor, c’est donc dans l’univers d’un personnage hors du commun que l’auteur nous entraîne. Dans cette biographie de 448 pages, l’inédit de certains détails du politique se le dispute à la discrétion et la simplicité du poète. Pour aller plus loin, et mieux nous faire comprendre Léopold Sédar Senghor, Jean-Pierre Langellier, journaliste et écrivain français, s’est confié au Point Afrique.Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire cette biographie de Léopold Sédar Senghor ? Et pourquoi maintenant ?

J’ai fait cette proposition à mon éditeur, car je voulais écrire sur un héros africain «positif». Dont la vie fut infiniment plus riche et complexe que celle de Mobutu, objet de ma précédente biographie, parue en 2017. Raconter la vie et l’œuvre de Senghor était un défi stimulant, car c’est raconter, en même temps que son long destin, la traversée d’un siècle, le XXe, avec ses événements dramatiques (la guerre, où Senghor faillit mourir), ses formidables mutations politiques (dont la décolonisation), l’essor des grands courants de pensée (dont la négritude), le bouillonnement politique conduisant aux indépendances, et la difficile construction des nouveaux Etats.
Le destin de Senghor est foisonnant : poète, premier agrégé africain, enseignant, penseur, essayiste, philosophe, député et ministre français, premier Président de son pays. La difficulté était de raconter «tous ces Senghor», sans ennuyer le lecteur. Enfin, je savais que la publication de mon livre allait coïncider avec le 20e anniversaire de la mort de Senghor.

Qu’est-ce qui vous a le plus frappé dans le parcours du Président-poète, Léopold Sédar Senghor ?
Plusieurs choses m’ont frappé, mais d’abord ce qui fait le fil d’Ariane du livre, à savoir le constant souci de Senghor, de concilier l’héritage de ses racines africaines et les apports successifs qu’il a reçus de l’Europe, sa volonté de faire cohabiter en lui l’Europe et l’Afrique, une coexistence parfois difficile qu’il «sublime» par la poésie écrite en français. L’autre chose, plus prosaïque, c’est sa chance. Tout au long de sa vie, il a fait de bonnes rencontres avec des gens qui ont tenu à l’aider, une chance qu’il avait tout fait méritée, depuis l’école des missionnaires, jusqu’aux années 1960, en passant par Louis-Le Grand, Blaise Diagne, le Front populaire à Tours, le peloton d’exécution auquel il échappe de justesse, etc. Il a su prendre aussi des décisions pas évidentes pour lui, comme son entrée en politique en 1945.

Vingt ans après sa disparition, l’Afrique est véritablement à la croisée des chemins. En quoi Senghor a-t-il anticipé un certain destin de l’Afrique ?
Visionnaire, Senghor l’est à plusieurs titres. En comprenant qu’une démocratisation progressive de son régime lui garantit une relative stabilité et un relatif bien-être pour son Peuple. En faisant de Dakar un carrefour culturel dès les années 1960, dans un pays assez démuni de ressources économiques. En consacrant un gros budget annuel à l’éducation, clé du développement. En prêchant, dès la fin des années 1940, «l’Eurafrique».
En lançant le mouvement francophone, aujourd’hui institutionnalisé. En s’accrochant à son rêve d’une Fédération régionale africaine, qui permettrait à l’Afrique d’être plus forte dans son dialogue avec le Nord… Mais sur ce dernier plan, il a échoué… du moins a-t-il montré une voie que d’autres emprunteront peut-être.

Chantre de la négritude, Senghor est aussi l’un des pères du mouvement francophone. Comment situez-vous son apport à la compréhension de la dimension stratégique de la préservation des cultures africaines dans le grand courant de convergence linguistique autour du français ?
Comme Césaire, et avec lui, Senghor a compris que l’usage et la défense du français étaient une «arme miraculeuse», «un merveilleux outil», dont il serait stupide de se priver. Il a vu que le français pourrait être un ciment pour rapprocher les anciennes colonies françaises et leur permettre de mener des actions communes, mais aussi pour cimenter la solidarité franco-africaine. Mais, Senghor a toujours souligné deux choses : la francophonie n’est pas une arme dirigée contre les pays anglophones ; et elle va de pair avec l’encouragement de l’enseignement des langues locales.

Votre ouvrage fourmille d’informations de premier plan, sur la période allant de la Loi-cadre aux événements politiques déterminants de 1962, qui ont vu Mamadou Dia et ses amis être accusés de complot et emprisonnés. Que révèle cet épisode du caractère de Léopold Sédar Senghor ?
Cette période, en gros de 1956 à 1962, révèle plusieurs choses. D’abord, les atermoiements de Senghor quant à l’avenir des rapports entre la Métropole et ses futures ex-colonies. Il est contre la Loi-cadre, parce qu’il s’accroche obstinément à cette idée vouée à l’échec d’une fédération. Il a demandé l’indépendance depuis 1946, mais il finit par freiner des quatre fers parce qu’il veut absolument que ce soit une indépendance «aux côtés de la France» et il craint que le Sénégal ne soit pas prêt à l’affronter par manque de cadres, de moyens et à cause du conservatisme des mentalités.
La dureté de Senghor révèle qu’il est un «faux gentil», soucieux avant tout de consolider le jeune Etat indépendant et en même temps de renforcer l’assise de son propre pouvoir. Quitte à sacrifier un homme, fidèle entre tous, Dia.

Ministre dans des gouvernements français de la IVe République, puis Président du Sénégal et enfin premier Africain à entrer à l’Académie fran­çaise, quel regard pensez-vous que Senghor aurait posé sur l’évolution actuelle des relations entre l’Afrique et la France ?
Senghor pouvait-il imaginer des voisins du Sénégal, déstabilisés par le djihad, et ne survivant que par l’intervention et le soutien de la France ? En tout cas, il a eu la sagesse, lui, doublement minoritaire comme catholique et sérère, de nouer alliance tout de suite avec les confréries, véritables ossatures de l’univers politique, économique et culturel sénégalais.
Et la sagesse de former un successeur ayant les mêmes idées que lui. Pour le reste, difficile de lui prêter un regard sur l’Afrique, 40 ans après, sauf à tomber dans l’anachronisme.

La mondialisation ainsi que la globalisation font penser à la civilisation de l’universel, dont Senghor s’était fait le penseur. Peut-on dire que, à plusieurs égards, le Président-poète a été visionnaire ?
Difficile de voir dans les grands affrontements politiques, économiques et culturels liés à la mondialisation, la réalisation de la civilisation de l’universel désirée par Senghor. Les leaders politiques d’aujourd’hui ne sont pas aussi sages que lui. Mais, sa promesse reste toujours aussi précieuse.

Que reste-t-il de Senghor, de son œuvre et de sa pensée ?
Il reste un formidable héritage politique au Sénégal : la démocratie, l’Etat de droit, la liberté de la presse, etc. Il reste un art de gouverner exemplaire (probité, rigueur) et une manière inédite de quitter le pouvoir (sans y être obligé). Il reste un Sénégal vibrant de culture et d’idées, un pays qui bénéficie encore aujourd’hui du prestige de son premier Président. Il reste la poésie, peut-être moins connue, moins pratiquée au Sénégal qu’en France, où elle est au programme des lycées. Mais comme chacun sait, nul n’est prophète en son pays…