C’est une expérience unique à notre époque des incertitudes et de nouveaux horizons. Vous choisissez la date et l’horaire souhaités. Vous réservez votre «place» sur la billetterie de La Colline. Puis un parmi les 70 comédiens et interprètes volontaires (de Jil Caplan en passant par Maruschka Detmers, Anouk Grinberg, Arthur H ou Nancy Huston…) vous appelle sur votre portable pour un instant poétique, théâtral, littéraire ou musical. Après avoir récemment mis en scène à La Colline sa pièce Data Mossoul sur un futur dystopique, Joséphine Serre, 37 ans, autrice et comédienne, participe également à l’initiative Au creux de l’oreille.

En tant que comédienne et metteuse en scène, que représente pour vous la fermeture actuelle de toutes les salles de théâtre pendant la crise du coronavirus ?
Pour moi, il n’y a pas que la question du théâtre. Je ressens que la question est beaucoup plus large et forte et à quel point elle touche absolument tous les arcanes de la société. Mes inquiétudes, espoirs, attentes sont tournés vers des questions plus larges que celle du strict théâtre.

Au creux de l’oreille, c’est un comédien et un spectateur-auditeur. Est-ce un «seul en scène» avec un «seul au public» ?
Moi, je n’y participe pas du tout dans cette optique. Pour moi, c’est presque au-delà de mon métier, c’est d’humain à humain, d’une personne à une autre. Je ne l’envisage pas du tout comme une chose performative. Pour moi, c’est vraiment de revenir au plus petit dénominateur commun de ce qui nous relie, questionne et émeut. Partager dans un moment où l’on ne peut plus se rencontrer, où l’on ne peut plus aller vers l’inconnu, vers le hasard, c’est provoquer ou rejouer quelque part ce à quoi on n’a plus accès. Et puis revenir aussi à des textes très intimes, forts, qui ont été fondateurs pour soi-même et dont on estime qu’il est important de les partager et échanger. C’est revenir à cette humilité nécessaire d’un texte, d’un poème, d’une voix, d’une oreille. C’est ça qui me touche, plus que de pérenniser à tout prix un acte ou un geste théâtral. Par rapport à ça, je ne suis pas inquiète, cela reviendra.

Cela, vous interroge-t-il en tant qu’artiste ?
Nous les artistes, les créateurs de toutes sortes, nous avons vraiment une immense question à nous poser sur les révolutions des imaginaires. Comment propose-t-on une autre grille de lecture du monde, comment revisite-t-on aussi nos mythes, nos mythologies, nos référents pour réussir à penser le monde autrement. Visible­ment, la manière dont on le pense aujourd’hui génère des actes et des politiques et des mondes qui sont caducs. Nous sommes confrontés à des questions très grandes et ce petit exercice-là, Au creux de l’oreille, me semble justement revenir au plus petit, au plus petit point de départ.

Quelles ont été vos premières expériences avec l’autre dans Au creux de l’oreille ?
Pour l’instant, j’ai eu deux personnes au téléphone. Je ne le fais pas tous les jours, mais deux ou trois fois par semaine. J’ai eu une très jeune femme et une autre d’environ mon âge. La première, je lui ai lu deux chapitres d’un livre que j’ai découvert il y a un peu plus d’un an. Il m’a beaucoup accompagné depuis et je l’aime immensément. C’est le livre d’un auteur-jardinier, historien des jardins, Marco Martella : Un petit monde, un monde parfait. Dans chaque chapitre, il questionne un jardin, un jardinier. Souvent, il se trouve que ces jardiniers étaient aussi des artistes, des auteurs. Il pose la question du rapport à la terre, au temps, à la trace qu’on laisse dans les plantes, à l’absence, à ce qui nous prolonge… Il y a tout un rapport d’humilité de l’humain qui retrouve une place horizontale, une part plus humble.

Les deux femmes à l’autre bout du fil, comment ont-elles réagi ?
C’est spécial d’évaluer les réactions des gens au téléphone, parce qu’on a uniquement la voix, le silence. Il y a une éloquence de ça, mais on n’a pas nos repères habituels : les visages, les expressions du public… Les deux fois, à la fin du texte, il y avait comme une suspension, l’impression que, elle comme moi, on revenait petit à petit d’un voyage. Il fallait revenir dans le temps réel. Les deux fois, j’étais frappée par le grand silence plein qu’il y a eu à la fin. Le hasard a fait que la première personne à qui j’ai lu les textes de Marco Martella -il y a tout un passage où apparaît un jardinier portugais-, il se trouve que la jeune fille au bout du fil était aussi Portugaise. Du coup, elle m’a parlé de ça, parce que cela avait suscité chez elle des souvenirs enfouis. Cette première jeune fille m’a cité aussi deux poèmes d’un recueil qu’elle avait préparé et qu’elle avait envie de me lire. Alors, j’ai pu faire aussi l’expérience dans l’autre sens.

Donc, les rôles du comédien et du spectateur changent. Vous connaissez le nom et la voix du spectateur et il s’exprime également face à vous. Le spectateur-auditeur, devient-il aussi acteur ?
Oui, il y a une interaction. Il faut bien dire : «Allô», se présenter un minimum. Il y a un petit échange. En plus, on a une relation de plus en plus intime, personnelle, avec cet objet, le téléphone. Il y a quelque chose de l’ordre d’une petite rencontre d’humain à humain qui abolit complètement le fait qu’il y ait un acteur et un spectateur.

Au théâtre, le rideau se lève, ou, à défaut de rideau, comme dans la Cour d’honneur du Festival d’Avignon, des trompettes signalent le début du spectacle. Quel est l’équivalent du rideau au téléphone ?
Ça commence au moment où j’ouvre la porte de ma chambre, avec les livres que j’ai choisis, annotés et souvent écornés. Ensuite, il y a ce petit rituel que je n’ai pas imaginé au départ, mais ça s’est fait, comme, je pense, beaucoup d’acteurs le font avant le théâtre. On a tous des rituels avant de monter en scène. Donc, je prends mes livres, j’ouvre ma porte, je prends ma petite chaise, je la pose entre le lit et la fenêtre, du même côté, pour avoir de la lumière, et puis, je m’installe, inspire un peu. Je prends trente secondes, une minute, pour faire le vide, respirer un peu. Je prends le téléphone, je compose le numéro de la personne. Quand ça sonne, le lever de rideau est imminent.
Aujourd’hui, à l’ère du confinement, tout le monde se rue vers le numérique, internet, les autres réseaux sociaux. Pour vous, même à l’heure du confinement, les «révolutions de l’ima­ginaire» se passent toujours au théâtre, même si le lien entre l’acteur et le spectateur est modifié ? L’«agora théâtrale», existe-t-elle toujours ?
Oui, j’en suis persuadée. A partir du moment où il y a un auditeur et quelqu’un pour dire un texte, qu’il soit lu ou appris, exactement comme au temps des Grecs où c’étaient des chants. Depuis des millénaires, il y a toute une tradition d’oralité qui, petit à petit, a été inscrite dans les textes, dans la littérature, etc. Je pense que, tant qu’il y a deux personnes, une qui parle et l’autre qui écoute, il y a déjà du théâtre. Ce qui fait la force de la théâtralité, c’est qu’il s’agit de quelque chose d’infiniment simple. Pour cela, aussi, il est au cœur de notre humanité. Elle peut se passer de la technique, même si, dans les pièces de théâtre que je monte, il y a énormément de technique. Quand on est au théâtre, on est directement avec les gens dans la salle, on entend leur souffle, leur rire, on a les corps qui sont tout près, on sent une énergie qui se dégage d’une salle et qui n’est jamais la même d’un soir à l’autre. Quand on est devant un écran, on reste seul chez soi… Et là, dans cette affaire du coup de téléphone, il y a une adresse très précise. Je sais qui est au bout du fil. Et elle-même connaît mon nom et ma voix. On est deux dans cette relation. C’est quelque chose d’exclusif qui fait qu’on peut partager ce temps commun.
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