Horizon – Marième Ndir, auteure du livre sur Serigne Abdoullahi Mbacké : «C’est un monument dont on doit vulgariser l’œuvre»

Auteure du livre «Serigne Abdoullahi Mbacké, Borom Dër Bi : le visionnaire de Darou Rahmane», Marième Ndir plaide pour l’introduction des œuvres de ce fils de Serigne Touba dans les manuels d’histoire.Qu’est-ce qui vous a inspirée pour consacrer un livre à Serigne Abdoullahi Mbacké ?
En fait, tout est parti de cette anecdote qui dit qu’un jour, les frères de Serigne Abdoullahi s’étaient retrouvés chez lui à Darou Rahmane et qu’il leur avait servi un plat de riz au poisson dont tous les ingrédients, excepté le sel, provenaient de son exploitation. Le fameux «Thiébou Darou Rahmane». J’étais intriguée et impressionnée en entendant cette histoire et je me suis promise à cet instant de faire des recherches sur lui et pourquoi pas écrire un livre. Je pressentais qu’il y avait une histoire, un parcours intéressant derrière le saint homme.
Vous dites que «Borom Dër bi», comme on l’appelle, est peu connu du grand public. Quelle est la raison ? Que faut-il faire pour rendre ses œuvres plus visibles ?
Si «Borom Dër Bi» est méconnu du grand public, je suppose que c’est parce qu’il n’a pas accédé au califat. Les enfants de Cheikh Ahmadou Bamba les plus connus sont ceux qui ont été khalifes. Et on dit aussi que Serigne Abdoullahi s’était couvert de mystère. Il est allé s’établir à des kilomètres de Touba. A l’instar de son père, il fuyait les assemblées mondaines pour se consacrer à l’adoration de Allah et au travail. Ce qu’il faut faire pour rendre son œuvre plus visible, c’est écrire sur lui, parler de lui, enseigner son histoire. C’est le meilleur moyen d’entretenir sa mémoire et de le faire connaître aux jeunes générations. Nos manuels d’histoire sont remplis de figures qui ne sont pas plus méritantes que lui. Son œuvre mérite d’être vulgarisée car il a été un pionnier dans le domaine agricole. A son époque, dans les années 40-50, il avait réussi à Darou Rahmane, des choses que personne n’a accomplies au Sénégal. C’est une référence comme on en a besoin au lieu de brandir toujours des figures étrangères. C’est un monument de notre patrimoine dont on doit exposer et vulgariser l’œuvre et j’espère que cette biographie, qui est la première qui lui est consacrée, va déclencher la conversation autour de lui.
Darou Rahmane, son village, a atteint un niveau de développement économique et social que rien ne présageait, dites-vous. En quoi consistait ce modèle ?
C’était un modèle de développement endogène né de l’esprit de ce visionnaire qui avait la noble conviction qu’il pouvait produire tout ce dont il avait besoin. Et il avait la volonté de faire de Darou Rahmane un endroit agréable à vivre qui n’aurait rien à envier aux villes. Le dër (Jardin potager) de Serigne Abdoullahi produisait des récoltes abondantes de fruits et légumes. Il y avait aussi une riziculture, ce qui était inédit dans le Baol. Autre exploit, il y avait une pisciculture et on raconte que les villageois venaient y pêcher. C’était un entrepreneur intelligent, ouvert sur le monde, qui se renseignait et importait au besoin des semences et des arbres pour atteindre la qualité de production qu’il souhaitait. Et dans son sillage, beaucoup de villageois étaient devenus exploitants agricoles. Serigne Abdoullahi, conformément à la prescription de l’islam qui recommande l’acquisition de ressources licites et les enseignements de son vénéré père, était attaché au concept d’autonomie financière et c’est ce qu’il inculquait à ses proches et ses disciples. Et quand les autorités coloniales lui ont proposé une subvention, il l’a refusée pour éviter toute ingérence dans son travail. Son modèle reposait sur la volonté de produire ce qu’il consommait et utilisait.
Faut-il ramener ce modèle au moment où nos villes suffoquent à cause de la forte concentration humaine ?
Parfaitement. Ce qui est remarquable chez lui, c’est que c’est un visionnaire qui, à son époque, avait trouvé des réponses aux problématiques qui tiraillent actuellement notre société. La crise migratoire, la pauvreté, le logement sont des problèmes que les gouvernants n’arrivent pas à résoudre. Serigne Abdoullahi luttait efficacement contre l’exode rural. Il parvenait à convaincre des gens de rester en leur conseillant des activités lucratives comme la vente de bois et surtout le travail de la terre. Il n’hésitait pas à donner gracieusement des semences aux villageois et se rendait sur leurs terres pour leur montrer comment faire. Il serait judicieux de relancer l’agriculture, de donner aux gens les moyens d’en vivre afin de prévenir l’exode en ville. L’époque est propice quand on voit le regain d’intérêt pour l’agriculture, surtout parmi les jeunes. Il faut leur faciliter l’accès, les accompagner, leur donner les moyens de leurs ambitions. Il faut aussi une justice sociale et Serigne Abdoullahi était attaché à ce principe. Par exemple quand le disciple atteignait un certain âge, il lui versait un salaire qu’il mettait de côté et lui remettait le montant accumulé au moment de son départ, sans oublier que les disciples étaient entièrement à sa charge. Serigne Abdoullahi était un modèle de leadership. La mal-gouvernance, la spoliation des terres qui dépouille les populations, une absence de stratégies efficientes éloignent encore plus le Sénégal du développement. La situation des ménages s’est nettement dégradée avec la cherté de la vie. Il faudrait une politique agricole efficiente qui fixerait les populations dans les zones rurales et permettrait au Sénégal d’atteindre la sécurité alimentaire. Comme je l’ai dit plus tôt, Serigne Abdoullahi œuvrait à produire tout ce dont il avait besoin. Les gouvernants devraient orienter leurs politiques dans ce sens en misant sur l’agriculture mais aussi l’industrialisation. Mais toute stratégie sera vaine sans une bonne gouvernance et une redistribution juste des ressources, ce qui est le talon d’Achille des Etats africains.
Quelles ont été vos sources d’information ?
Principalement la famille de Serigne Abdoullahi, que je remercie au passage, de même que les habitants de Darou Rahmane. J’ai interrogé aussi des personnes qui connaissent la vie et l’œuvre de «Borom Dër Bi» et des spécialistes de la voie mouride. J’ai approché toutes les personnes susceptibles, à ma connaissance, de me donner des informations fiables. Je remercie ma famille et tous ceux qui ont contribué à la réalisation de cette œuvre. Et bien sûr les lecteurs car l’acquisition du livre est le meilleur soutien qu’on peut m’apporter en tant qu’auteure.