Brutalité, mariage forcé, sexisme, viol, patriarcat… Nina Penda Faye explore tous ces maux auxquels sont confrontées les femmes dans la société sénégalaise. Engagée, fière, modeste et motivée, Nina Penda Faye a créé «Vécu.e.s», une production audiovisuelle qui dénonce les violences sexuelles et conjugales, les violences basées sur le genre. Journaliste dans l’âme, l’actuelle chargée de communication du Conseil pour l’observation des règles d’éthique et de déontologie dans les médias (Cored) se bat au quotidien pour la défense des droits des femmes et filles du Sénégal, mais aussi de l’Afrique. Et à travers «Vécu.e.s», elle souhaite inverser la tendance et faire en sorte que la peur change de camp.Vécu.e.s est un projet que vous portez et qui vise à amplifier la parole des femmes et des victimes. Qu’est-ce qui a motivé votre démarche ?

Vécu.e.s est un projet qui est né il y a plus de 7 ans. Comme son nom l’indique, il s’agit d’histoires vécues par des femmes et des hommes victimes de violences basées sur le genre. Cette année, pour la 2e saison, nous allons nous concentrer sur le Sud, avec Ziguinchor, Sédhiou et Kolda. Nous allons particulièrement nous intéresser aux mutilations génitales féminines. Pour avoir évolué dans un environnement où des femmes ont été victimes de violences, il me fallait mener une lutte coriace contre ces phénomènes qui sont devenus des faits courants dans nos sociétés. C’est la raison de notre engagement et de notre lutte pour la défense des droits des femmes au Sénégal et en Afrique. Ainsi, Vécu.e.s retrace un peu l’histoire de ces femmes et hommes victimes de violences sexuelles, conjugales, avec coups et blessures volontaires. Selon nous, il est important que nous profitions de notre statut de journaliste et relayeuse de voix inaudibles, pour aider à enclencher des procédures et un processus de libération de la parole. Nos plumes, micros et caméras sont des instruments efficaces pour les victimes qui veulent dénoncer. Nous choisissons un journalisme d’engagement. Depuis 2019, nous accompagnons Onu-Femmes au Sénégal sur ces questions de lutte contre les violences faites aux femmes et filles. Voilà les motivations qui ont conduit à la mise en œuvre d’une production audiovisuelle autour de ces questions, pour faire en sorte que la peur change de camp. Notre communauté a tendance à dire aux victimes de ne pas parler, de se cacher, de ne pas s’exprimer, laissant ainsi le champ libre aux bourreaux qui répètent leurs forfaitures.

Violences sexuelles, conjugales : faut-il toujours croire les femmes ?
Bah oui ! Quand vous recevez une victime, le postulat de base est de lui dire à chaque fois : «Je te crois.» Que cette victime soit une femme, un homme, un enfant, un petit garçon ou une petite fille qui dit avoir subi des attouchements ou un harcèlement, il faut la croire pour lui donner le courage de partager ou de dénoncer. Ensuite, on l’accompagne à aller dans ce processus de dénonciation et de justice. Quand une personne vient vous dire qu’elle a été victime de violence, jusqu’à preuve du contraire, c’est une présumée victime, jusqu’à ce que justice soit rendue. Le verdict peut être en faveur de la victime ou en sa défaveur. Dès que vous dites à la personne, on doute de vos paroles, on doute que vous ayez été victime de violence, la personne n’a plus le courage de continuer, de partager. La personne est tellement traumatisée que le processus de libération de la parole, le processus psychologique et la thérapie vont prendre du temps. C’est pour ça qu’on voit des victimes de viols ou de certaines violences qui restent 20 ou 30 ans avant d’oser parler, ou qui se taisent jusqu’à leur mort.

Mais n’y a-t-il pas un risque d’accuser à tort une personne innocente ?
Nous avons eu des cas où des personnes ont été accusées à tort de viol. Ça arrive. Mais nous disons qu’il ne faut surtout pas que ces situations obstruent les cas où des femmes ont été réellement victimes. C’est la raison pour laquelle nous disons toujours que prouver un viol est tellement difficile que même quand certaines personnes sont accusées de viol à tort, la justice finit par être rendue. Mais encore une fois, il ne faut surtout pas que cette infime partie influence toutes les autres décisions qui doivent être prises concernant des femmes et des personnes qui ont été réellement victimes de violence, surtout de violence sexuelle.

Trop longtemps, les femmes n’ont pas été crues quand elles disaient avoir été victimes d’un viol. Trop peu d’agresseurs ont été condamnés. Face à la violence du déni et à l’impunité, que reste-t-il aux femmes ?
Beaucoup de choses ! Les réalités socioculturelles font que quand les femmes sont victimes de violence sexuelle, elles sont dans le déni. Elles disent que non, ce n’est pas arrivé. La première réaction, c’est de rentrer prendre une douche et d’éliminer tout ce qui peut être une preuve si on décide d’enclencher une procédure judiciaire, parce qu’elles veulent s’en débarrasser. Et pendant des années, elles vont dire que rien n’est arrivé, et pourtant dans leur vie de tous les jours, il y a des blocages dus à cela. Ceci explique l’impunité parce que, à chaque fois qu’une femme se tait après avoir été victime de violence sexuelle, de viol, elle donne le courage à son bourreau de continuer. Elle ouvre une brèche qui permet à son bourreau de violer d’autres femmes, parce qu’il a violé une femme et que cette dernière n’a pas dénoncé. D’où notre plaidoyer qui porte sur la dénonciation. Quoi qu’il arrive, il faut que les femmes dénoncent. Nous les y encourageons fortement. Il faut aussi continuer à informer et sensibiliser en disant à nos sœurs, quand vous êtes victimes de violence sexuelle, faites tout pour préserver les preuves et les conserver, parce que c’est ce qui va permettre l’éclatement de la vérité.

Depuis MeToo, de nombreux hommes ont le sentiment qu’une guerre systématique est menée contre eux et leur comportement jugé inapproprié ?
Pendant des années, des femmes ont été victimes de harcèlement, de viol et de violence. C’est malheureux ! Aujourd’hui, elles ont le courage de dénoncer, de dire : «Moi j’ai été victime de violence sexuelle» ; «moi j’ai été harcelée» ; «moi aussi, moi aussi…». Aujourd’hui, au Sénégal, on a un mécanisme, une loi qui criminalise le viol et la pédophilie. Malgré le vote de cette loi, nous assistons à une recrudescence des violences basées sur le genre, des violences sexuelles, des viols. Nous avons l’impression que tout le travail abattu pendant des décennies par les pionnières est en train d’être mis à sac, que nous marchons à reculons. Nous sommes dans une situation de recommencement et de remise en question de tous les acquis qui ont été obtenus après de grandes batailles et d’énormes sacrifices consentis par les pionnières et les aînées.

Des fractures existent au sein des mouvements féministes africains. Où se situent-elles ?
Les influences. Il y a des influences qui viennent d’un peu partout. On va encore ramener le patriarcat parce que les ficelles sont tirées par les hommes. Si on parle de l’affaire Adji Sarr, une femme et un homme sont impliqués mais nous avons cette question éminemment politique qui revient au centre de cette affaire. Si on dit que c’est une citoyenne et un citoyen sénégalais qui sont concernés, il s’agit de violence sexuelle ou de viol, on aurait pu dire que tous ces leviers qui ont été activés auraient pu être désactivés, et nous laisserions la présumée victime et le présumé violeur aller au bout de cette affaire pour que justice soit faite. Mais tout ce qui a tourné autour de cette affaire nous permet de dire et de constater malheureusement qu’il y a une banalisation du viol au Sénégal. Il y a une banalisation des violences sexuelles, une banalisation des violences basées sur le genre. Ce qui est inadmissible. Au-delà des aspects constatés, il y a aujourd’hui l’image de la femme au Sénégal qui a pris un sacré coup parce que cette affaire nous a montré quel était réellement le visage des éléments qui constituent notre société, quel était le visage de certains hommes et femmes qui font plus focus sur une question éminemment politique, au lieu de faire un focus sur le fait qu’aujourd’hui, une femme a dit qu’elle a été violée. L’affaire Adji Sarr a déstabilisé le Sénégal, causé beaucoup de décès et fragilisé notre tissu social. Ce qui dénote encore une fois de l’instrumentation dont certaines femmes sont victimes au niveau politique et social.

Les féministes parlent toujours du patriarcat…
Encore une fois, le patriarcat est un mal dans nos sociétés, parce qu’il s’agit de domination des hommes sur les femmes, et il ne devrait pas y avoir de domination ni d’un côté ni de l’autre. Dans les sociétés africaines, avant l’arrivée du colon, les femmes occupaient une place centrale. Nous avons à la limite, laissé nos traditions et nos cultures sur certains aspects concernant la place de la femme dans la société, pour épouser d’autres aspects qui ne relèvent pas de la culture et des traditions africaines. Nous avons ces grandes héroïnes qui nous montrent la place centrale qu’occupait la femme dans notre société. Qu’est-ce qui s’est passé entre-temps ? Il y a une certaine occidentalisation et l’impérialisme qui font qu’aujourd’hui les femmes se retrouvent dans une situation où elles doivent lutter et se battre pour être dans leur droit. Est-ce qu’il ne serait pas temps de donner aux femmes leur place et faire en sorte qu’elles occupent la réelle place qui leur est due, au lieu de l’occuper juste en façade et de sentir que ce sont les hommes qui tirent les ficelles, pas les femmes.
Propos recueillis par Ousmane SOW