Papa Abdou Fall, enseignant chercheur au département de philosophie de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), est un spécialiste des philosophies et des cultures africaines. Ses recherches portent sur l’oralité, la communication, les idéologies, les doctrines politiques africaines et l’histoire de la philosophie africaine. Dans son premier ouvrage intitulé «Paroles et pouvoirs», le philosophe, également psychologue conseiller, livre sa réflexion sur le pouvoir de la parole et le soutien qu’elle apporte aux politiques de gouvernance et de domination. A travers ses analyses de discours oraux, il met en avant l’instrumentalisation de la communication et des silences par les puissants. Vous êtes auteur de l’essai Paroles et pouvoirs : Logiques discursives, stratégies de domination et enjeux de mémoire en Afrique noire. Pourquoi ce titre et qu’est-ce que vous voulez montrer ?
Ce titre rend compte du contenu du livre. Il préfigure déjà la complexité des rapports dialectiques entre parole et pouvoir, surtout dans des sociétés essentiellement orales comme celles africaines. L’une des formulations les plus simples de cette dialectique est : la parole procure du pouvoir et le pouvoir permet de parler. Progressivement et au gré des perspectives, cette formulation est reformulée, pensée et repensée à l’aune de divers domaines. D’ailleurs, le sous-titre (Logiques discursives, stratégies de domination et enjeux de mémoire en Afrique noire) donne une idée de la diversité de ces domaines autant qu’il invite à en retenir essentiellement trois : le discours, la domination et la mémoire. Ceux-ci sont inextricablement liés. Bref, j’ai essayé de montrer que dans une civilisation fondamentalement orale, la parole et le pouvoir constituent des moyens de création, de domination, de libération et de promotion de la paix, font dialoguer les hommes, rendent intelligible leur rapport au temps et permettent de promouvoir et d’édifier le mémorable.
Qu’est-ce qui différencie la parole divine de celle humaine ?
Tout se passe comme si parler servait à tout. La parole est l’un des moyens divins d’institution du réel. Dieu, l’Etre dont le pouvoir est coextensif à la volonté, crée par la parole ou le verbe. La parole de l’Eternel constitue l’éternelle parole. Elle est marquée du sceau de la perfection divine, tandis que celle humaine l’est de l’imperfection de l’homme. La parole divine est plus que performative. Son efficacité est appréciée à l’aune de l’immédiateté de la réalisation de ce qu’elle énonce. La parole humaine a des vertus démiurgiques. Elle est polyvalente. Elle est souvent mise au service d’exigences opposées. Elle est tout autant créatrice, dominatrice que libératrice. Elle permet de promouvoir et de consolider la paix, d’exhorter à l’action héroïque, d’archiver l’histoire, etc. Autant dire que parler doit servir, comme le souligne Souleymane Bachir Diagne dans la préface de Paroles et pouvoirs : Logiques discursives, stratégies de domination et enjeux de mémoire en Afrique noire, à promouvoir «une politique de la création continue du lien social (…), une politique du pluralisme qui est en même temps une politique du commun».
En s’appuyant sur des pratiques discursives de l’oralité, vous remarquez dans cet essai que l’usage de la parole contraste avec l’acceptation de l’exigence socioculturelle et éthico-politique de son évitement et de la promotion du discours indirect et du silence. Ces pratiques discursives ne sont-elles pas un mal dans nos sociétés ?
L’importance de la parole doit être appréciée par rapport à son évitement lorsqu’il est nécessaire. C’est dans cette optique que les détours, surtout gestuels, la communication médiée, pratique que les Wolof appellent jottali, le silence et les secrets jouissent d’une valorisation, voire d’une survalorisation, dans les sociétés essentiellement orales. Savoir quand il est nécessaire de parler, de garder le silence, d’user de détours, de communication médiée, d’euphémismes fait partie de la sagesse. D’ailleurs, il existe, comme le signale Alassane Ndaw, une morale négro-africaine dont les soubassements sont la maîtrise de soi qui passe par la maîtrise des organes au nombre desquels la langue qui contribue considérablement à la production de la parole et la connaissance de soi.
Quels sont les rapports entre la parole et le silence ?
L’oralité, ce n’est pas seulement la parole. Elle intègre aussi le silence et beaucoup de modes de communication non verbale. Bien plus, il existe une dialectique de la parole et du silence. Celui-ci n’est pas l’absence de paroles. Le silence est, pour celui qui sait l’écouter, bruissant d’enseignements et de paroles. Pour Eni Pulcinelli Orlandi, «le silence ne se réduit pas à l’absence de mots, et l’on peut concevoir que les mots eux-mêmes sont pleins de silence». Il existe des silences des paroles et des paroles des silences. Selon Martin Heidegger, la capacité de parler donne la possibilité de faire silence autant que l’incapacité de parler engendre la mutité. Autant la parole est un pouvoir, autant le silence constitue un pouvoir. L’essentiel est de savoir user de l’une et de l’autre convenablement. Dans cette perspective, la convenance intègre cette interrogation fondamentale : pourquoi, quand, comment, où, avec qui parler ou garder le silence ? Une telle question montre aussi que la communication est un art.
Comment expliquer, aujourd’hui, l’importance donnée à la parole dans une société où le dire et le faire se trouvent presque de façon permanente en deçà ou à côté de ce que la morale prescrit ?
Autant le décalage entre, d’une part, le dire et le faire et, de l’autre, les prescriptions et les proscriptions de la morale est important, autant il importe de donner à la parole plus d’importance. On a beau libérer la parole, n’importe qui ne doit pas dire n’importe quoi, n’importe où, n’importe quand et n’importe comment. D’ailleurs, c’est dans cette perspective que Jean Jamin fait remarquer : «Si la parole est prise, elle se trouve également prise dans un réseau social qui en conditionne la pertinence et la fréquence qui en limite donc l’utilisation.» Les réseaux sociaux aidant, on est envahi presque partout par la profération, pour ne pas parler de prolifération à profusion de paroles ne pouvant pas promouvoir une politique de la paix, du pluralisme, de la tolérance et du commun. Si tout le monde parle, les sages doivent se taire. En Afrique traditionnelle, la communication était d’autant plus calculée que le respect de la parole donnée faisait l’objet, déjà au 13e siècle, de l’article 23 de la Charte de Kurukan Fuga : «Ne vous trahissez jamais les uns les autres ! Respectez la parole d’honneur !» Le respect de la parole donnée recoupe plusieurs recommandations coraniques. Le verset 94 de la sourate 16, «An-naḥl», met en garde contre le châtiment que les parjures subiront : «Et ne prenez pas vos serments comme un moyen pour vous tromper les uns les autres, sinon (vos) pas glisseront après avoir été fermes, et vous goûterez le malheur pour avoir barré le sentier d’Allah ! Et vous subirez un châtiment terrible.» (Voir aussi sourate 2 : «Al-baqarah», verset 177, sourate 5 : «Al-māͻidah», verset 1 et 89.)
Quel message adressez-vous aux leaders politiques à propos du pouvoir que revêt la parole qui est un instrument de domination ?
De nos jours, la communication des détenteurs de pouvoirs est calculée moins par moralité que par soucis d’efficacité communicationnelle et de domination. En ce sens, le silence des politiques renvoie surtout aux politiques du silence. Les politiques n’accordent guère une importance capitale à la fidélité à leurs paroles. Toutefois, ils ne peuvent gagner définitivement la confiance des électeurs que lorsqu’ils respectent leurs engagements. Toujours est-il que nous admettons que promettre en ayant l’intention de parjurer et rester fidèle à une parole donnée périmée constitue deux attitudes condamnables. On peut rester fidèle à sa promesse ou se rétracter quand on a des raisons légitimes. Puisque c’est surtout les autres (le Peuple, le public) qui décident de la légitimité de ces raisons, il convient de peser et de soupeser ses propres paroles pour voir s’il est possible de les tenir avant de les proférer.
Propos recueillis par Ousmane SOW – Stagiaire
Je me suis réjouis ce beau matin en lisant cet bel texte pétri de cohérence et qui est rédigé par mon cher prof de philo africaine PAF🙏🙏🙏🙏