Dans le contexte politique et économique du Sénégal, parler de décolonisation n’est pas une utopie. C’est un combat actuel et Majnun, le «philodof» et musicien, en est bien conscient. Son dernier album, «Mandigo’s Fight», invite à couper définitivement les liens avec le colonisateur, mais surtout à prendre nos responsabilités pour définir de nouvelles bases. Cette révolution que prône l’artiste est d’abord culturelle pour l’artiste qui est allé puiser dans le mysticisme de son nom prédestiné, «Majnun», et dans la fière épopée mandingue.Mandingo’s Fight est le titre de cet album sorti il y a quelques mois. Pouvez-vous nous expliquer la philosophie qu’il y a autour de cet album ?

Cet album, c’est un peu comme la dernière bataille décoloniale du Peuple mandingue qui regroupe tous les peuples de l’Afrique de l’Ouest, une bonne partie du Sénégal, la Guinée et le Mali. Et ces peuples ne sont pas encore réellement indépendants. La décolonisation est théorique, elle est sur le papier. On a eu des indépendances, mais nous ne sommes pas réellement indépendants. Il nous faut mener encore une dernière bataille décoloniale pour achever l’ordre de décolonisation. Donc, j’ai imaginé une bataille dans laquelle je ressuscite un peu les guerriers Sofas, qui protégeaient l’empire mandingue, pour qu’ils mènent la dernière bataille décoloniale à la suite de laquelle on sort victorieux, on gagne et on est enfin libres. J’ai choisi de l’appeler Mandingo’s Fight et pas Africa ou quelque chose de ce genre pour nommer le Peuple mandingue par son vrai nom, parce qu’avant d’être des Sénégalais, des Africains, on est d’abord des Mandingues. Même le choix de la délimitation est aussi un choix de colonisation quelque part. Donc ça parle de décolonialité, comment on peut achever, terminer l’œuvre de décolonisation qui a été commencée par nos pères Frantz Fanon, Césaire et bien d’autres. Que ce soit des artistes, des intellectuels, il y a des gens qui ont déjà travaillé à la décolonisation des pays africains. Mais nous, notre génération, on constate que ce n’est pas encore vraiment terminé et qu’il faut terminer ce travail. C’est ce que raconte cet album.

Vous avez choisi de le décliner d’une façon un peu particulière, avec un road movie, des conférences…
L’idée, c’est qu’en tant qu’artiste, j’avais juste envie de faire un focus sur cette question-là et de la traiter dans le fond. Donc, cela veut dire qu’il y a beaucoup de choses à faire, et je me suis dit qu’il y a plusieurs moyens qui peuvent servir pour transmettre cette parole, et la musique en est un. La parole elle-même, d’où les conférences, et je les décline sous forme de conférences musicales, l’organisation de tables rondes pour pouvoir aussi discuter et mettre l’accent sur le fond, que ça ne soit pas justement un album de musique, mais un travail plus complet. Le projet global s’appelle Decolonial mentality et à l’intérieur, il y a cet album live qui vient de sortir. Il va y avoir un film en plusieurs épisodes, il y a déjà une conférence musicale qui existe et un deuxième album pour clore.

Et vous avez eu besoin pour ça d’aller dans plusieurs pays pour voir les choses de plus près ?
Oui, l’idée du film, elle est liée à l’idée de la tournée parce que, en 2019, nous avions commencé ce qu’on a appelé le Declonial tour. Je suis basé ici en France depuis une vingtaine d’années. Donc pour la première fois, j’ai eu envie d’aller chez moi et jouer là-bas, et ramener cette musique chez moi mais aussi amener mes musiciens pour qu’ils voient d’où je viens. Et l’idée maintenant est de faire une tournée africaine mais aussi européenne. Et pour porter cette parole, il était nécessaire de rajouter les tables rondes. Et c’est ce qu’on a fait au Ghana, en Ouganda pour discuter sur cette thématique décoloniale et faire aussi un concert. Et l’idée de partir dans ces pays me permet d’avoir de la matière pour mon film. A chaque fois que je suis dans un pays, j’essaie de filmer les tables rondes, les road movies, mais aussi d’identifier les personnes de la Société civile et les artistes qui ont un propos ou une activité qui est assez décoloniale et intéressante à mettre en valeur. Et en même temps qu’on fait la tournée, on tourne le film pour avoir un peu le produit de la décolonialité un peu partout sur le continent, ce qui se passe qui mérite d’être mis en lumière.

Et cela conforte un peu l’idée, la philosophie de votre album ou bien vous vous êtes retrouvé face à d’autres réalités ?
La philosophie de l’album, c’est de constater quelque chose, c’est-à-dire en ce moment, il y a un nouveau vent qui souffle sur le continent, qui fait que nous sommes de plus en plus en quête d’un pas de plus vers la décolonisation. La nouvelle génération ne veut plus du franc Cfa, et le fait d’aller sur le terrain conforte cela. C’est un laboratoire et nous, on essaie juste de montrer ce qui se passe en ce moment et on n’a pas terminé car c’est un travail d’expérimentation sur le terrain. Cela a conforté, mais aussi soulevé des débats.

Il y a eu la Conférence de Bandung en 1955. Et vous ramenez cela dans votre album. C’est le regret de quelque chose qui ne s’est pas fait comme il devrait ou quoi ?
Bandung, c’est le titre de la conférence musicale que j’ai créée dans ce projet. En fait, c’est moi-même qui ai écrit un texte, Bandung Legacy, et le but était de vulgariser la pensée décoloniale. Depuis la Conférence de Bandung jusqu’à aujourd’hui, il y a beaucoup de travaux d’intellectuels qui ont été falsifiés à plusieurs niveaux. Donc ce n’était pas trop connu finalement. Moi, je questionne la Conférence de Bandung qui est la date de naissance du mouvement décolonial. Donc pour moi, c’est une façon de vulgariser la pensée décoloniale en utilisant la musique dans un langage plus accessible. Ce sont des textes de gens avertis, on va dire. C’est de la pensée, des articles, des livres. Ce sont les textes de plusieurs penseurs qui font cette conférence, accompagnés de musique.

Votre musique, c’est un moyen de partager votre pensée. C’est quelque chose de plus profond que le simple fait de jouer et de divertir les gens ?
Exactement. Pour moi, une œuvre artistique n’est pas destinée juste à divertir. Elle est destinée à plusieurs choses, à éveiller les consciences, à toucher les gens à plusieurs dimensions. Et la musique a tendance à être enfermée dans cette case du divertissement. Il y a des gens qui font la musique pour divertir, mais il y en a qui en font une œuvre artistique, avec de la recherche derrière et un message. Et sur cet album particulièrement, j’avais envie de mettre l’accent encore plus sur le fond plutôt que sur la musique, pour ne pas tomber dans le piège d’une musique divertissante. Au-delà de ça, je voulais donner plusieurs pistes de réflexion aux gens pour qu’ils puissent entrer dans l’univers et comprendre de quoi on parle, avoir accès aux messages, à la conférence, au film pour mettre l’accent sur le fond, parce que c’est quelque chose qui semble manquer selon moi.

C’est très ambitieux comme projet et ça a dû demander de l’argent, du temps…
Certainement. Et ce n’est toujours pas fini. C’est le premier album qui sort et on est en train de travailler sur le film. Donc il va falloir effectivement un budget, de l’argent.

Dans ce que j’ai écouté, j’ai vu qu’il y avait pas mal d’afro-beat. C’est un choix que vous expliqueriez comment ?
Alors, pour l’afro-beat, il y en a pas mal dans l’album, mais en vérité, il n’y a pas que ça. Il y a beaucoup d’autres types musicaux qui sont mélangés dedans. Après, bon, l’afro-beat, c’est ce que les gens retiennent plus parce que c’est une musique qui est revenue à la mode. Mais, en vérité, dans le répertoire, il y a de l’afro-beat, du funk, du hip-hop, du mbalax, plusieurs mélanges, et chaque choix musical s’explique. Pour ce qui est de l’afro-beat, c’est une façon de rendre hommage aux côtés engagé et politique de Fela Kuti. Il nous a laissé un héritage, une musique qui peut aussi être une parole politique. Comme il disait, «music is a weapon». Le caractère engagé et irrévérencieux de Fela, c’est ce qu’on retrouve dans l’afro-beat. Mais je donnerais la même explication pour chaque style musical. Le funk est en référence au funk de James Brown, qui a créé ça parce qu’il ne voulait plus voir son peuple pleurer dans le blues. Il avait envie que son Peuple célèbre la joie. Le mbalax, pour le réancrer au Sénégal. Certains rythmes sérères mais aussi certains styles musicaux de l’Amérique noire, le hip-hop et le jazz.

Vous avez commencé par le rap, vous avez fait du reggae. Vous êtes en train de chercher ce qui vous correspond le mieux ou vous l’avez déjà trouvé ?
Sans prétention, je crois que je l’ai trouvé, mais en même temps, je crois qu’on cherche toujours. En fait, j’ai commencé par le hip-hop. Après très vite, j’ai eu accès à la guitare et ça m’a permis de jouer à un instrument, et donc d’ouvrir un peu mon horizon musical. Et il se trouve que je suis aussi mélomane et j’aime beaucoup de styles de musique différents. Du coup, j’ai cherché pendant longtemps à marier et créer ma propre cuisine et je crois qu’aujourd’hui, j’y suis arrivé, mais la porte n’est pas fermée. Je peux aussi demain aller ailleurs, dans un autre style, parce qu’on n’a pas besoin de s’enfermer dans un seul style musical, tant qu’on est musicien, on est dans une quête perpétuelle, et on construit notre identité, notre musique en fonction de ce qui nous touche.

Donc vous écrivez la musique ou la chanson en premier ?
Il n’y a pas de recette définie. Il m’arrive d’avoir des textes d’abord et puis la musique ensuite, et l’inverse aussi. Mais j’ai toujours le recul sur les compositions en termes de direction artistique, de vouloir savoir où est-ce que je vais, en fonction de ce que je veux dire et ce que je veux raconter. Mais il n’y a pas de recette, une seule façon de composer. Pour moi, on est juste à l’écoute de la vie, de ce qu’on est en train de vivre et en fonction de ce qui nous touche. C’est ce qui me fait composer, parce qu’on a quelque chose à dire. L’art transmet un sentiment de révolte, des fois un sentiment de joie ou plusieurs choses, une situation… Par exemple, le titre Mandingo’s Fight, c’est un clin d’œil à un film, Django En­chained. Et c’est à partir de là que va me venir l’idée, l’inspiration pour finir par écrire ce titre comme Mandingo’s Fight.

Et là, quand vous regardez un peu la situation en Afrique de l’Ouest, l’ancien empire mandingue a connu beaucoup de problèmes avec tous ses coups d’Etat, toutes ses histoires de guerre tribale…
Exactement ! Donc, c’est un peu malheureux mais quelque part, ça explique le pourquoi et le comment de cet album. Et c’est de cela qu’il s’agit. Comment on sort de ces anciens liens avec la colonisation qui nous tiennent encore, qui perdurent aujourd’hui et qui ont déstabilisé beaucoup de choses chez nous. Beaucoup de structures qui font que la façon dont on administre nos Etats, dont on les gouverne, dont on fait la politique ne fonctionne pas, et tous ces remous montrent que cela ne marche pas. Dès lors, il y a des choses qu’il faut changer fondamentalement et qui vont passer par une reprise d’autonomie et de liberté réelle face à nos propres pays. Cependant, la chose est plus complexe que ça. On ne peut pas non plus se contenter d’accuser nos anciens colons, l’empire colonial, même s’il a une part de responsabilité. Nos élites également ont leur part de responsabilité. Nous aussi, la population, on a notre part de responsabilité sur ce que nous voulons vivre comme destin, sur ce que nous devons changer pour que le destin de nos pays change réellement. Et pour moi, cet album raisonne complètement avec toutes les problématiques de l’empire mandingue qui n’a pas encore retrouvé sa vraie autonomie, et il faut qu’on y arrive. Et pour y arriver, il y a beaucoup de problèmes politiques, économiques qu’il faut solutionner. Et artistiquement, on essaie d’apporter notre pierre à cet édifice-là pour changer notre société.

Vous croyez au pouvoir de l’art pour le changement ?
En vérité, je crois que la vraie révolution et la première, elle est toujours culturelle, avant d’être politique et militaire. Et c’est en changeant nos croyances, l’esprit des gens, la façon dont on pense, c’est en changeant les choses à ce niveau-là que les populations seront prêtes à opérer le changement politique qu’il faut. Et tant que ce changement n’est pas fait, on n’arrivera à aucun autre changement. Et je crois, en ce sens, que la révolution est d’abord culturelle. Et dans nos écoles, il faut qu’on enseigne à nos enfants dans notre façon de nous représenter, dans les habits que nous mettons, pourquoi continuer à importer certains produits alors qu’on peut produire ce que nous mangeons, pourquoi enseigner une autre langue alors qu’on a nos langues nationales. Donc, la culture, pour moi, a une énorme part.

Dans votre biographie, il est écrit que vous avez fait le choix de la folie. Vous pouvez expliquer ça ?
En fait, la folie, pour moi, est un espace de liberté. Majnun, ce n’est pas mon vrai nom, c’est mon nom d’artiste. Et je l’ai choisi quand j’ai commencé à être artiste. Et c’est un nom qui m’a séduit parce que ça renvoie à la poésie soufie. L’histoire de Majnun et Layla. Et dedans, il est exprimé une folie mystique née de l’amour que Majnun avait pour Layla, qui était un amour mystique. Et au-delà de cet aspect, il y a juste l’aspect du personnage de la folie qui est pour moi un espace de liberté où on peut se créer tel qu’on veut, surtout créer en prenant en compte notre détermination, notre culture, notre éducation et notre langue. Et on a la liberté de se créer vraiment, et donc pour moi, c’est un espace de liberté mystique et sociale.

Vous êtes philosophe ?
Je ne sais pas. Je suis Majnun et je suis plutôt «doff» (rire). Alors je suis «philodof».

Il y a aussi la pochette qui m’a un peu accrochée, le personnage avec son sabre brandi…
Ah ! C’est intéressant ça parce que les Français justement parlent de Napoléon, mais en vérité, le personnage sur un cheval renvoie plutôt aux guerriers Sofas qui protégeaient l’empire mandingue sous l’égide de Soundiata Keïta. Donc, elle peut même ressembler pour un Sénégalais à Lat Dior. Moi, en tant que Sénégalais, ce que je voulais faire avec cette image, c’était présenter aux Africains, au Peuple mandingue, une image victorieuse, une image où ils ne sont pas en train de demander quelque chose. Ils sont en train de célébrer une victoire lors d’une guerre et c’est pourquoi le cheval se cabre. Et c­­’est le guerrier mandingue que j’ai ressuscité aujourd’hui. Il tient du feu dans sa main et ce feu indiquait un chemin. Mais en pays sérère, pour déterminer la surface de son territoire qui nous appartient, on devait brûler tout un espace. Brûler le passé et éclairer le chemin vers le futur. En vrai, on travaille sur la symbolique de remettre le guerrier mandingue dans une position victorieuse, avec des éléments symboliques, le feu, la lune. Et derrière, on s’est plus inspiré d’une carte du tarot, la carte de la mort, où il y a des têtes coupées derrière. Et si vous regardez les têtes, ce sont celles de Marianne et Mobutu. Ce qu’on veut tuer, c’est la relation entre la France et l’Afrique. Dans le fond, on a une église et c’est une image qui renvoie aux rapports avec la colonisation et comment on peut tuer symboliquement cette histoire-là, la mettre à mort, cette histoire de la France-Afrique, l’histoire de la colonisation, pour pouvoir passer à autre chose. Donc, il y a une inspiration du tarot, de pas mal de symbolisme dans la pochette. Il y a aussi cette idée de l’inconscient pour parler de psychomagie. Et que la majeure partie des conflits des humains sont logés dans leur inconscient, et que l’idée donc c’était de parler à l’inconscient collectif du Peuple noir. Et aller guérir là-bas quelque chose par le biais du symbolisme, comme ce qu’on fait avec le «ndeup» et dans beaucoup de religions africaines, dans notre spiritualité, où on utilise le symbolisme pour parler à l’inconscient et soigner les maux là-bas. Et que nous aussi, ce qu’on fait avec la musique, c’est à peu près la même chose, parce qu’on utile pas mal de symboles, des images, des rythmes, vibrations, de la musique.

Et vous avez fait des collaborations avec vos frères ?
Alors, cet album était un album live qui a été enregistré à Dakar lors de la tournée de 2019. Donc effectivement, quand on est venu, on a fait des featuring avec certains membres de ma famille. Donc il y a eu des featuring avec Felwine Sarr, Sahad Sarr, Fehé et ma sœur Mossane. On a fait aussi un featuring avec un groupe de Sabar de Ouakam qui s’appelle Lamp Fall.

Et les prochaines prestations à Dakar, c’est pour quand ?
Là, on ne sait pas encore mais on espère bientôt pouvoir justement venir fêter la sortie de l’album à Dakar. On y travaille, mais on n’a pas encore la date fixe.
Propos recueillis par Mame Woury THIOUBOU
(mamewoury@lequotidien.sn)