En 2020, la pandémie du Covid-19 avait amené les autorités sénégalaises à fermer les écoles, tout en cherchant des voies et moyens devant permettre d’assurer la continuité pédagogique à travers notamment l’enseignement à distance. C’est dans ce contexte que l’ingénieur en pédagogie et gestion de la formation, Ibou Dieng, a publié en novembre dernier, aux éditions Artige, un ouvrage de 150 pages intitulé «Enjeux et faisabilité de la classe inversée à l’ère du numérique ; cas du système éducatif sénégalais». Dans cet entretien réalisé par e-mail, celui qui est devenu proviseur du lycée de Thiaré Ndialgui, (Académie de Fatick) en octobre 2021, explique la notion de «classe inversée», une innovation techno-pédagogique pratiquée dans de nombreux pays comme le Canada, les Etats-Unis, la France et la Finlande et que, lui-même, a eu à expérimenter au lycée Alpha Molo Baldé de Kolda en 2019, en tant que professeur d’histoire et de géographie. M. Dieng, qui estime que dans ce nouvel environnement, la «classe inversée» constitue une panacée aux problèmes pédagogiques, est également revenu sur les enjeux et possibilités de mettre en pratique cette nouvelle méthode d’enseignement dans le système éducatif sénégalais, à l’ère du numérique.

En novembre dernier, vous avez publié aux éditions Artige, un ouvrage intitulé «Enjeux et faisabilité de la classe inversée à l’ère du numérique ; cas du système éducatif sénégalais». Qu’est- ce qui a motivé la publication d’un tel ouvrage ?
Notre principale motivation est liée à la lancinante question du quantum horaire à cause des grèves, des nombreux congés, le démarrage tardif des cours d’une part et au maintien de paradigmes à propos de la classe traditionnelle d’autre part, en dépit de la révolution technologique en face.
Les enseignants et apprenants sont bousculés par les Technologies de l’information et de la communication (Tic), nécessitant de nouvelles stratégies pour basculer vers les Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation (Tice). En effet, les connaissances déclarative et procédurale, étant à la portée de tous, ne sont plus la chasse gardée des enseignants. De plus, les apprenants de cette ère du numérique ne doivent plus passer la majeure partie de leur temps à écouter ou prendre des notes pour accorder très peu de moments aux tâches pratiques complexes et nécessaires à l’appropriation des outils et à l’installation de compétences.

Qu’est-ce que vous entendez par «classe inversée» par rapport à ce que l’on pourrait qualifier de classe traditionnelle ?
La méthode de la classe inversée rompt avec les pratiques traditionnelles par lesquelles l’élève commence le cours en classe par une présence maximale, et peut le renforcer ou non à domicile en intégrant rarement les ressources numériques disponibles. En effet, avec cette innovation de la classe inversée, les activités ne se déroulent plus entièrement en­tre les quatre murs de la classe.
Inverser sa classe amène à repenser les objectifs de cours, l’organisation des séances, les rapports enseignants/apprenants et apprenants/apprenants, les outils et les activités en classe et hors de la classe, entre autres. En effet, les supports à utiliser sont : livres, cours imprimés ou téléchargés, sites internet, vidéos, fichiers audio… principalement avant le cours, notamment à la maison avec des ordinateurs, tablettes, téléphone portable, etc.
Les contenus pédagogiques, fournis par l’enseignant ou d’autres personnes ressources, seront appris à distance, c’est-à-dire hors de la classe, pour des tâches cognitives simples et des connaissances péda­go­gi­ques.
La maison et d’autres espaces sont alors utilisés pour des activités simples ne nécessitant pas une assistance didactique ou pédagogique de l’enseignant. L’élève apprend son cours hors de la classe aux rythme et moment qui lui conviennent. Le temps de classe ainsi libéré est consacré aux exercices et résolutions de problèmes traditionnellement faits à la maison sans assistance.

Quels en sont les principaux enjeux ?
L’essentiel du temps d’apprentissage en classe est con­sacré aux activités complexes, notamment la résolution d’exer­cices et de problèmes.
Les évaluations sommatives sur table et les remédiations demeurent aussi une dimension de classe pour mieux vérifier les performances de l’apprenant et sanctionner son parcours.
Les impacts attendus sont nombreux et relatifs au gain de temps réutilisé en classe avec plus d’efficacité et d’efficience, à l’utilisation des ressources nu­mé­riques, au développement de l’autonomie et de la responsabilité des apprenants, à l’enseignement individualisé, voire au développement de nouvelles com­pétences, aussi bien pour les enseignants que pour les élèves à l’ère de la révolution numérique.
Parmi ses contraintes, il y a les difficultés de connexion à internet, d’électricité en milieu rural, de logistique dans certains établissements, de la possession de téléphones et/ou d’ordinateurs par tous les élèves, les compétences requises aussi bien pour les apprenants que pour certains enseignants.

Quelles sont les modalités en termes de faisabilité de cette innovation pédagogique au Sénégal ?
Elles sont principalement réparties en trois moments-clés : avant, pendant et après la classe. En fonction de la discipline et des séquences à enseigner, l’enseignant prépare d’abord sa fiche pédagogique en y présentant notamment la compétence à viser, l’objectif d’apprentissage, les objectifs spécifiques, les résultats attendus et la documentation en précisant la démarche.
Ensuite, il prépare et met les différentes ressources en ligne, accompagnées de consignes d’exploitation à titre individuel ou collaboratif : capsule vidéo (vidéo propre à l’enseignant ou autre vidéo avec lien de téléchargement), film documentaire, cours en audio, document écrit, photos, cours commenté en PowerPoint, site internet à consulter, etc.
La présence en classe est un moment fondamental d’intégration ou de mobilisation des savoirs, des savoirs pratiques et du savoir-être dans la production de traces écrites à partir des documents et la réalisation de tâches complexes.
Pendant le cours, une première phase peut être consacrée au rappel des notions et concepts apparus dans les lectures, les fichiers audios et les vidéos. L’enseignant peut alors demander, avec la méthode du brainstorming, l’explicitation des principaux objectifs du cours, la compétence visée et les résultats attendus, ainsi que l’explication des notions et concepts-clés.
La deuxième étape de classe est la phase des travaux de groupe, allant de la correction des exercices à la résolution de problèmes sur la base de fiches consignes. Les apprenants doivent surtout être répartis en petits groupes de quatre, cinq, six élèves ou un peu plus, selon l’effectif global avec des outils et des consignes pour les exercices et problèmes.
L’apprentissage étant un processus continu, les élèves doivent s’appuyer davantage sur le levier de l’autonomie et de la responsabilité, même après le cours. En effet, l’enseignant peut envoyer dans la boîte des élèves, des exercices complémentaires ou supplémentaires d’entraînement sous forme de quizz avec réponse autonomique grâce à des logiciels d’exerciseurs, notamment hot Patatoes et autres logiciels téléchargeables sur internet. L’application Forms du Simen peut être réutilisée à cette fin.
Les groupes peuvent être maintenus pour approfondir et compléter les recherches ou reconstitués en vue des prochaines séances. Cependant, il est conseillé de varier de démarche d’un cours à un autre pour éviter la monotonie et la démotivation.
Les évaluations sommatives seront programmées et déroulées entièrement en classe sans l’aide d’outils numériques, pour vérifier in fine l’acquisition des compétences didactiques et méthodologiques.

Dans un contexte de pandémie du Covid-19 et où l’école connaît régulièrement des perturbations, cette techno-pédagogie peut-elle constituer une panacée ?
La pandémie à coronavirus a montré une des limites fondamentales de l’enseignement classique ou de la classe traditionnelle. Cependant, la résilience a permis de développer des stratégies permettant de continuer les cours à distance par la transmission des contenus pédagogiques en ligne (cours, exercices et évaluations) sous forme de textes, liens, fascicules, vidéos, entre autres.
Implémenter la classe inversée prépare déjà les apprenants et enseignants à poursuivre, sans perturbation majeure, les cours à distance dans un contexte de pandémie, de crises politiques, de catastrophes naturelles, etc.
Inverser la classe ne se limite pas à un cours en ligne ; mais plutôt à repenser les stratégies d’enseignement-ap­pren­tissage : «lessons at home and homework at school», c’est-à-dire «les leçons apprises à la maison et les tâches complexes effectuées à l’école». Donc, on peut dire que la classe inversée constitue effectivement une panacée aux problèmes pédagogiques dans ce nouvel environnement.