Par Bocar SAKHO – Dans les années 1990 et au début des années 2000, l’industrie de la photographie était à son apogée. Désormais, c’est un champ de ruines avec le démantèlement des labos provoqué par l’avènement du numérique qui a tout bouleversé.

Au croisement Tally Boumack de Pikine, c’est l’anarchie. Il faut slalomer entre les étals anarchiques, enjamber certains produits exposés à terre, passer entre les fils de voitures. Quand on parcourt cet endroit, écrasé par le soleil, où se mêlent les cris des apprentis, les appels des vendeurs amplifiés par des haut-parleurs, on est parcouru par un sentiment d’absurdité. Tout le monde respire un air pollué. Mais, tout le monde est attiré par cette zone commerçante de Pikine. «Regarde, il y avait au moins trois laboratoires ici», indexe Lamine. Il y a trois immeubles qui surplombent le «Croisement». Chacun abritait un «labo». «Il ne reste plus rien», regrette-t-il. Il se bouche le nez pour éviter d’avaler la fumée crachée par un «Car-rapide», qui résiste à tous les changements.
Aujourd’hui, tous les espaces ont été transformés en magasins ou en multi-services. Il n’en reste qu’un, devenu un laboratoire numérique. Symbole d’une passation d’époque. A son apogée, on comptait environ plus d’une dizaine de laboratoires sur la route des Niayes, traitant la Kodachrome, Fujifilm. A Rue 10, Tally Boumack, Tally Boubess, Texaco, il y en avait à chaque terminus des grandes voies de la banlieue : Central Photo, Mondial Photo, Taïga, Séoul Photo, Topic Photo. A Dakar, c’était le même engouement autour du produit dont l’exploitation était longtemps monopolisée par les Libanais et les Coréens. «En période de fête comme la Tabaski, la Korité, le 31 décembre, il fallait patienter au moins 2 jours pour pouvoir récupérer ses photos. C’était invraisemblable», admet Cheikh T. Ndiaye. «En cette période, je gaspillais certains pour pouvoir aller au labo à temps. L’attente était longue», rajoute en écho Lamine, accroché toujours à ce glorieux passé. Ibou, un laborantin, n’a rien oublié de cet instant gravé dans sa mémoire comme un instantané. «On avait deux équipes parce que les labos fonctionnaient 24h/24. Aucun moment de répit parce qu’on croulait sous les demandes des photographes», explique-t-il.
A l’intérieur des labos, les employés travaillaient d’arrache-pied pour satisfaire une clientèle nombreuse et diverse. Il y avait les photographes professionnels, amateurs, et des touristes qui voulaient immortaliser leur séjour au Sénégal. Il fallait faire tourner 24 heures sur 24 une développeuse, qui ne s’arrête jamais. «C’était de la folie parce qu’il y avait tellement de films à développer. Toutes mes activités tournaient autour du labo», reconnaît Alassane, un autre laborantin dont la vie est toujours liée à la photo.
Ce fut une véritable industrie, qui a nourri des générations entières. «Les laboratoires se faisaient tellement d’argent que nous avions dû faire une grève. Ils ne pouvaient pas appliquer les mêmes tarifs pour tout le monde. Il y avait les amateurs et les professionnels», avance Cheikh T. Ndiaye, président à l’époque de l’Association des photographes de Pikine. Finalement, ils ont obtenu gain de cause. «Les professionnels faisaient la reproduction à 150 F, alors que nous faisions la photo à 500 F», dépoussière-t-il. En plus du coût de la reproduction, il y avait aussi d’autres intrants à acheter comme les batteries pour l’appareil, les pellicules.
Jusqu’au milieu des années 2000, c’étaient les endroits les plus fréquentés, surtout qu’ils offraient les chaînes Canal aux visiteurs. Mais, ils commencent à payer un lourd tribut à la démocratisation de la photographie numérique. «Les effectifs commencent à être réduits et le chiffre d’affaires commence aussi à baisser», note Lamine, qui commence à voir la multiplication des appareils photo numériques.
Bien sûr, tout le monde a cru qu’il était possible de résister au vent du changement. Même si on tentait de repousser chaque jour, croyant qu’il restait encore du temps pour développer la dernière pellicule. Finalement, les dernières photos ont été tirées entre 2005 et 2006, avec la chute des empires Kodak, Fujifilm et autres qui ont cessé de fabriquer les produits chimiques nécessaires au développement de ces pellicules. «Notre labo a fermé en 2009 parce que nous n’avions plus de commande alors que nous étions l’un des derniers survivants», note un ex-responsable de laboratoire. Etreint par un sentiment de gâchis, il n’a pas voulu s’épancher sur cette question.

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