Le soft power est le nouveau hard power. Selon l’Unesco, le secteur créatif pourrait créer 20 millions d’emplois et générer 20 milliards de dollars de revenus par an en Afrique. Le continent a besoin de la création de 18 millions d’emplois par an pour combler le déficit d’emploi qui ne cesse de s’aggraver suite à l’explosion démographique. Les industries culturelles et créatives, devenant un marché économique en plein essor, pourraient y prendre une part précieuse. Le patrimoine culturel africain était déjà partout, influençant le blues, la salsa, le rap, le reggae et même le disco. Son influence était visible dans la peinture de Picasso, les pyramides d’Egypte et les sculptures de la Grèce antique.
Ce qui est plus nouveau, c’est la reconnaissance croissante du public. Une nouvelle visibilité et des opportunités économiques émergent.

Aux sources de l’essor des industries culturelles et créatives
Deux phénomènes sont à l’origine de cette révolution.
D’abord, la croissance démographique sur un continent qui, en engageant le doublement de sa population d’ici 2050, voit arriver une classe moyenne plus éduquée, consommatrice, et surtout une jeunesse innovante dont les moins de 15 ans constituent 40% de la population africaine. Nés avec l’internet, le mobile et les plateformes telles qu’Instagram, Twitter, TikTok, Youtube, Facebook, et Snapchat où ils peuvent eux-mêmes créer et promouvoir leurs propres contenus, ces jeunes ne regardent pas le monde de la même manière que les générations précédentes.

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Ensuite, la plus grande révolution digitale de ces vingt dernières années qui s’est produite en Afrique s’est traduite par une croissance exponentielle du marché de la téléphonie mobile. Selon l’Association mondiale des opérateurs et constructeurs de téléphonie mobile (Gsma), le taux d’adoption des smartphones devrait passer de 51 à 87% entre 2022 et 2030, avec un quadruplement du trafic des données mobiles en Afrique subsaharienne. Ces changements s’opèrent dans tous les secteurs, dans la banque à distance, les cryptomonnaies, les paiements et, bien sûr, l’arrivée de l’Intelligence artificielle accélèrent ces phénomènes. La culture de l’entrepreneuriat, déjà présente en Afrique, s’en trouve considérablement encouragée à travers le phénomène croissant des startups.

La conjonction de ce double phénomène démographique et technologique a fortement impacté le secteur culturel.

Nollywood plus fort qu’Hollywood
Prenons l’exemple du Nigeria, qui est devenu la plus grande économie africaine après l’inclusion de Nollywood dans la mesure de son Pib en 2016. Aujourd’hui, le marché du divertissement au Nigeria est devenu l’industrie culturelle la plus dynamique au monde. Chaque année, 150 millions de téléspectateurs regardent plus de 2500 films produits au Nigeria, dépassant de loin Hollywood si bien que, selon la Nigerian Entertainment Conference, le marché du divertissement et des médias du Nigeria devrait atteindre un chiffre d’affaires de 14, 82 milliards de dollars en 2025, contre 4 milliards de dollars de revenus enregistrés en 2013. Dans les cinq années qui viennent, l’organisation annonce une croissance annuelle de 16, 5% du secteur grâce à une connectivité en hausse et une hausse des abonnés.

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Et il n’y a pas que Nollywood : le nombre de sociétés de production au Kenya, en Afrique du Sud, au Maroc, en Côte d’Ivoire n’a jamais été aussi important. Au Sénégal, à quelques semaines de la Biennale de Dakar, le succès se renforce à chaque édition avec, selon les organisateurs, «ses 250 000 visiteurs dont plus de 50 000 proviennent de l’étranger, 11 000 professionnels, plus de 3000 créateurs, artistes de la matière, manufactures, galeries, maisons d’excellence, fondations et institutions», et que le New York Times qualifiait de «l’un des plus grands -et certainement le plus vibrant- événements d’art contemporain sur le continent africain» dans un article de juin 2022.

Comme souvent, en particulier dans un continent où les enjeux de développement sont massifs, artistes et créateurs déploient une réflexion qui, faisant écho aux défis de l’époque, évoque le changement climatique, la résolution des conflits ou encore les questions de gouvernance.

Un nouveau récit africain
Avec la mode, le cinéma, les arts visuels, les sites culturels, les médias, le design, les jeux vidéo, la musique, les livres et même le sport, les industries créatives changent le récit africain. Au-delà des opportunités économiques croissantes, c’est sans doute leur plus grande force. Enfin, les Africains parlent d’eux-mêmes, décrivent leur réalité comme dans la série à succès Maîtresse d’un homme marié et leur vision de l’avenir avec le joyeux et futuriste Iwaju. La diaspora a aussi un rôle important dans ce nouveau narratif partagé avec le reste du monde, à l’image du succès mondial de Black Panther : Wakanda Forever, qui mettait en vedette des acteurs africains primés à Hollywood comme Lupita N’yongo ou Daniel Kaluuya. Dans ce film, les Dora Milaje rappelaient les Amazones du Benin, les boubous violet des membres de la famille royale la tenue des Touaregs et la coiffure de Ramonda celle des femmes Mangbetu du Congo.

Ce secteur sert également à amener le monde en Afrique. Fidèle à une vieille tradition qui a vu les films de Hitchcock jusqu’à la série Mission impossible y être tournés, le Maroc, par exemple, accueille de nombreux studios de cinéma hollywoodiens à Casablanca et Ouarzazate, et su faire de ses événements culturels comme le Marathon des Sables ou le Festival de Fez des musiques sacrées du monde, des rendez-vous internationaux.

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Entraînées par ces succès, les plateformes occidentales ont considérablement enrichi leurs portefeuilles africains : la comédie musicale Black is King, produite par Disney, célébration de l’Afrique par Beyonce, produite par Disney, tandis que Netflix et Amazon développent à la fois des licences et du contenu original de sociétés de production locales africaines ayant l’ambition d’une distribution mondiale. Les services de streaming africains sont également en plein essor, comme Boomplay et ses 60 millions. Côté luxe, des maisons telles que Dior et Louis Vuitton, qui se sont toujours inspirées des créations africaines, organisent des défilés dans les capitales africaines désormais. Les marques de prêt-à-porter comme H&M et Zara intègrent des inspirations africaines aussi. Les Fashion Week, de Johannesburg à Lagos, sont fréquentées par des célébrités internationales. Dans l’industrie musicale, le lauréat nigérian d’un Grammy Award, Burna Boy, a été le premier artiste africain à faire salle comble dans un stade américain après la sortie de son album en 2022, et le premier artiste nigérian tête d’affiche du Madison Square Garden. Il a été nommé parmi les 100 personnes les plus influentes de 2024 par le Time.

Des artistes africains laissés à eux-mêmes
Cependant, en dehors de quelques artistes africains cotés, les artistes africains ne vivent pas bien de leurs créations. Ils sont laissés à eux-mêmes. Pour des Irma Stern, Marlene Dumas, Mahmoud Said, William Kentridge, y compris des crypto-artistes reconnus comme la Franco-Sénégalaise Delphine Diallo ou le Nigérian Osinachi qui vend ses NFT à plus de 200 000 dollars chez Christie’s, combien d’artistes africains, peintres, sculpteurs, danseurs ne bénéficient d’aucune reconnaissance et vivent même dans la pauvreté ?

Un coup d’œil rapide sur le prix auquel se vendent les peintures des artistes dans les rues des capitales africaines pour réaliser à quel point leur travail ne fait l’objet d’aucune reconnaissance, et d’abord financière. Dans la musique, les artistes africains tirent beaucoup moins de valeur de leurs créations que leurs homologues occidentaux. Par exemple, sur Spotify, alors que le paiement moyen pour 1000 streams aux Etats-Unis se situe entre 5 et 10 dollars, il est inférieur à 0, 5 dollar dans les pays africains. Malgré quelques événements phares tels que le Fespaco de Ouagadougou et la Biennale de Dakar qui, elle-même, a dû être reportée cette année pour des problèmes de financement, les industries créatives africaines ne sont pas beaucoup soutenues par les gouvernements en Afrique : seulement 1, 1% du Pib africain leur est consacré et elles constituent moins d’1% de l’économie créative mondiale évaluée à 2, 2 milliards de dollars. La plupart des gouvernements africains n’ont pas ratifié la Charte pour la renaissance culturelle africaine adoptée en 2006, dans le but de préserver et de promouvoir le patrimoine culturel africain. Les quelques bourses qui existent proviennent des instituts français, Goethe, ou du programme Acp-Union européenne. Les banques d’Etat chinoises sont de plus en plus impliquées, participant au financement de l’Opéra d’Alger et du Palais des Congrès de Yaoundé. Du côté africain, il n’y a guère que la Banque panafricaine d’import-export (Afreximbank) qui a pris la première initiative d’envergure avec une enveloppe de 500 millions de dollars destinée à soutenir les industries créatives et culturelles en décembre 2020. Malgré quelques déclarations d’intention regroupées dans l’aspiration numéro 5 de l’Agenda de l’Union africaine promettant «une Afrique dotée d’une forte identité culturelle, d’un patrimoine commun et de valeurs et d’éthique partagées» et quelques projets à concrétiser comme le Grand Musée de l’Afrique à Alger, l’organisation panafricaine n’a pas encore pu faire coïncider ses ambitions avec les engagements constatés de la part des Etats.

L’enjeu crucial de la propriété intellectuelle
Les besoins sont énormes : le manque d’infrastructures (espaces de production, salles de cinéma et de concerts), le faible nombre de maisons d’édition et la faible capacité de formation (administrateurs, managers, techniciens, experts numériques etc.). Néanmoins, la vulnérabilité des industries créatives africaines n’est pas que financière, elle est aussi légale et tient à la faiblesse de la réglementation en matière de droits de propriété intellectuelle. Cette question affecte considérablement la protection des créateurs, notamment les droits d’auteur, la négociation des contrats, la production, la distribution et l’accès aux marchés internationaux et, au final, la rentabilité financière des créations.
De nombreuses institutions financières et investisseurs n’étant pas familiers du secteur créatif, ils ne comprennent pas comment évaluer et tarifer les risques, ce qui rend l’accès au capital difficile et coûteux malgré les opportunités pour les investisseurs. En plus de cela, la piraterie, les pratiques de contrebande et le trafic illicite rendent le marché africain difficile à lire. D’une certaine manière, ces enjeux font écho à la question de la restitution des œuvres d’art africain spoliées. Il s’agit encore et toujours d’avoir la pleine souveraineté sur la création africaine.

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Une réflexion stratégique sur les droits de propriété intellectuelle est la première mesure urgente à laquelle les Etats devraient s’atteler. La monétisation d’un secteur économiquement prometteur est la seconde. De l’économie du textile au tourisme, ce sont des chaînes de valeur qu’il convient de créer tout en démocratisant l’accès à cette industrie. Le terreau est fertile : en Côte d’Ivoire, les femmes possèdent 80% de l’économie du textile.

L’Afrique a toujours été une terre de création dont l’influence a essaimé partout, mais sans la reconnaissance qui aurait dû aller avec. Le bouleversement technologique actuel, en redistribuant les cartes, offre une occasion unique aux artistes de briller sans se cantonner aux limites de leurs frontières nationales. Cette révolution culturelle est en train de modifier considérablement le paysage créatif mondial. Il revient désormais aux Etats de prendre les mesures règlementaires qui s’imposent pour faire de cette industrie une véritable politique publique et même un puissant outil de politique étrangère.

Par Rama YADE

Directrice Afrique
Atlantic Council