Les épisodes récents de clashs entre rappeurs sénégalais, sur fond de rivalité artistique, donnent une idée assez profonde de la place gagnée par l’insulte dans tout l’espace public. De la simple altercation sur la route aux enceintes sacrées comme notre Parlement, l’insulte a droit de cité et se sert sans retenue. Le langage ordurier est devenu la rampe royale des influenceurs voulant développer leur audience et se faire remarquer. Cette façon de faire, en analysant le discours public, traduit un usage performatif de l’insulte dans l’espace public sénégalais, surtout sur le champ politique, pour se donner une résonance. L’usage généralisé de l’insulte poursuit des buts particuliers et les adeptes de cette pratique en ont bien conscience.

Plus l’outrage est gros, plus il sera facile à faire passer, pourrait-on penser. On voit dans l’usage de l’insulte sur la scène politique sénégalaise, le procédé similaire à celui qui avait fait la percée politique du fondateur du journal l’Intransigeant, Henri Rochefort, à la fin du 19e siècle. Il ne se gênait pas à dire que par son usage de l’insulte en politique, il a la volonté de détricoter le théâtre politique et surtout de renverser les règles du jeu imposées par une caste d’«établis». Cette même dynamique sera, plus d’un siècle plus tard, la démarche d’un populisme fait d’actes outranciers et de vils abus verbaux, avec comme fer de lance Donald Trump, afin d’incommoder tout l’establishment politique américain. Cela n’est guère loin de nos acteurs politiques se clamant anti-système et appelant à une rupture de ban. Leur armée d’insulteurs a comme agenda de tenter de s’attaquer à toute tête qui dépasse, sans argument, mais par la force du verbe violent. Ils ont bien compris que l’insulte est une arme de prédilection pour les outsiders en politique.

Un Ousmane Sonko n’aurait jamais pu exister en politique si les insultes, le langage outrageux et l’irrévérence n’étaient pas des révélateurs d’une nouvelle donne du débat public faite de guerre des mots et un échange de formules assassines. Son dernier «prêche à la presse», où il s’est permis de chahuter l’artiste Youssou Ndour, est une illustration parfaite qu’à cette ère de surexposition médiatique, le politiquement incorrect est en vogue. Il faut des quolibets, des raccourcis faciles et réducteurs qui empêchent de réfléchir. Tout cela, associé à une dose d’humour, et le jeu est fait. Face à du normé et une organisation demandant un minimum de savoir-être et de savoir-vivre, l’insulte permet, sans gros efforts, d’incarner en politique la posture du contre-discours, de l’affranchi face à l’ordre établi, du zélé révolté ou tout bonnement du «bagnkatt». Il n’est guère surprenant que les plus grands insulteurs de notre espace public sont ceux faussement auréolés du titre des «héros» en rupture de ban. Quand on goûte aux gains qu’il génère, on ne peut vite se séparer du parler gras.

L’ère des échanges plus ou moins salés entre des élus comme Arame Diène et les femmes du Parti démocratique sénégalais (Pds) est bien loin ! Cette époque est loin de toutes les convenances. L’insulte est devenue un carburant en politique sénégalaise, parce qu’elle met sur un piédestal. Elle offre une certaine supériorité à l’insulteur, car elle se drape d’une prétention et d’une autorité de fait. Celle-ci nie à l’adversaire toute relation équitable ou d’alter ego, tout en le destituant ou dépouillant du mieux possible. L’insulteur s’élève bien au-dessus d’une médiocrité qui caractérise son contradicteur, il lui colle tous les défauts du monde.

L’effet d’amplification suscité par la curiosité des gens choqués par les abus verbaux et leur reprise un peu partout feront le reste. L’insulte permet aussi d’inhiber toute idée contraire dans le débat politique sénégalais. A court d’arguments, il est plus simple de maudire des mères. Le chroniqueur Hamidou Anne avait alerté sur cet état de terrorisme par la parole dans un de ses articles, «Vos attaques sont nos médailles». Akhlou Brick et Ngaaka Blindé ont leurs studios d’enregistrement et la force du stream pour s’invectiver, nos politiciens ont les plateaux télévisés, les colonnes de journaux et les réseaux sociaux.
L’usage de l’insulte, aussi bien pour les politiciens que les rappeurs, répond à des objectifs précis et avec une méthode spécifique, un groupe de rap français s’appelait bien NTM (c’est dire). On regrettera les dommages que la poursuite de gains par l’insulte créeront à tout ce qu’il y a comme codes formels, convenances et règles de bienséance dans un espace public civilisé. Quand ceux qui sont à des positions exposées ne se privent pas de jurons, la gratuité et la généralisation de l’insulte dans toutes les sphères sont une conséquence de fait. On dit de la violence du verbe qu’elle est annonciatrice des abus physiques, espérons nous tromper.

Par Serigne Saliou DIAGNE / saliou.diagne@lequotidien.sn