Islam et Intelligence artificielle (Ia) : convergences et tensions d’un nouvel horizon

Cette contribution est écrite avec une émotion particulière. Elle est le fruit d’échanges intenses que j’ai eus avec mon frère, feu imam Tahirou Fall de Rufisque, rappelé à Dieu il y a quelques semaines. Alors qu’il était en bonne santé, il m’encourageait vivement à engager une réflexion sur l’islam et l’Intelligence artificielle, convaincu que les traditions religieuses doivent prendre part aux débats du présent. Les idées qui suivent, notamment autour de l’éthique islamique, portent la trace de ses conseils, de sa clairvoyance et de son souci constant de concilier fidélité à la foi et ouverture au monde. Je rends hommage à son savoir, à sa mémoire et prie que Le Bon Dieu l’accueille dans Son Paradis. Ce texte n’est qu’une étape d’un travail plus large, appelé à s’étoffer dans un article scientifique à paraître ultérieurement.
L’Intelligence artificielle (Ia) n’est plus un simple outil technique. Elle est devenue une matrice de sens et un espace de normativité qui reconfigure les manières de produire du savoir, d’organiser la société et de gouverner les relations internationales. L’islam, tradition pluriséculaire et vivante, se trouve directement confronté à cette révolution numérique. La rencontre entre islam et Ia ne relève pas d’une adaptation superficielle : elle engage des enjeux théologiques, éthiques et politiques qui touchent au cœur de la transmission religieuse et de la régulation sociale.
Ia et normativité religieuse
Depuis ses origines, l’islam a articulé la vie des croyants autour du fiqh, la jurisprudence qui traduit la Révélation en règles pratiques. L’Ia, capable de traiter d’immenses corpus, s’impose aujourd’hui comme un outil d’interprétation inédit. L’émergence de «fatwa-bots» illustre cette mutation : des algorithmes générant des avis juridiques personnalisés, suscitant fascination et inquiétude. La question devient décisive : qui parle lorsque l’autorité se trouve déléguée à la machine ? Peut-on confier à un programme ce qui relève de la chaîne humaine du savoir et de la parole transmise depuis des siècles ?
Ethique islamique et responsabilité
La tradition islamique offre un cadre critique pour penser cette mutation. Le concept de khilafa rappelle la responsabilité de l’homme comme dépositaire de la création. L’Ia doit donc rester au service du bien (maslaha), protéger la dignité humaine (karama) et prévenir l’injustice (zulm). Ses applications dans la finance islamique, la certification halal, la médecine ou l’éducation ne sauraient être évaluées selon la seule efficacité technique : elles doivent être examinées à la lumière des finalités de la Shari’a (maqasid). L’Ia devient ainsi non pas une simple innovation, mais une épreuve éthique et spirituelle qui interroge la capacité de l’homme à demeurer maître de ses créations.
Nouvelles visibilités et circulation du savoir
L’Ia modifie aussi la visibilité de l’islam. Sur les réseaux sociaux, elle génère prédications, traductions du Coran ou avatars d’imams virtuels. Cette démocratisation de l’accès au savoir religieux déstabilise les médiations traditionnelles : le croyant peut désormais se connecter à une multiplicité de discours sans passer par les institutions savantes. Mais cette ouverture comporte des risques : simplification excessive, radicalisations algorithmiques, circulation décontextualisée de prescriptions. L’islam devient un objet parmi d’autres de l’économie numérique de l’attention, pris entre la promesse d’un dialogue élargi et les dangers d’une fragmentation discursive.
Gouvernance islamique et relations internationales
Au-delà de la sphère religieuse, l’Ia constitue un enjeu de gouvernance et de diplomatie. Les pays musulmans, réunis dans l’Organisation de la coopération islamique (Oci), cherchent à développer des politiques publiques capables d’encadrer l’usage des technologies numériques en conformité avec leurs valeurs. Mais l’enjeu est global : aux côtés de l’Onu, de l’Unesco ou de l’Ocde, il s’agit de définir des standards communs dans un champ dominé par les grandes puissances technologiques. Pour les sociétés musulmanes, la question est double : éviter la dépendance à des systèmes conçus ailleurs et affirmer une souveraineté numérique en participant activement à la production des normes internationales. Dans ce débat, l’éthique islamique -centrée sur l’équilibre (mizan), la justice et la dignité- peut apporter une contribution originale à l’édification d’un droit numérique mondial encore en gestation.
Conclusion
Ainsi, l’Ia et l’islam se rencontrent moins dans une confrontation que dans une co-production de nouveaux imaginaires. L’Ia oblige l’islam à repenser ses modes de transmission et de visibilité, tandis que l’islam rappelle à l’Ia que toute puissance technologique reste incomplète si elle n’est pas guidée par la justice, la dignité et la transcendance. Ce croisement ouvre un champ inédit, où se tissent à la fois des tensions et des possibilités pour une gouvernance mondiale plus éthique et plus inclusive.
Khadiyatoulah FALL
Professeur émérite, Université du Québec à Chicoutimi, Québec ; membre honoraire de la Chaire CERII ; Membre émérite du Centre interuniversitaire Celat