«Je me rappelle. Je me rappelle les signares à l’ombre verte des vérandas.» Ce beau vers de Senghor du poème «Joal» (Chants d’ombre, 1945) m’est revenu durant ma visite de la maison du poète dans la ville de mes esclaves sereers. Ce week-end, j’ai revisité la maison, revu cette véranda verte qu’évoquait le poète. Senghor, le plus illustre des Sénégalais, me fascine toujours par la capacité qu’il a eue très tôt de bâtir un pays méticuleusement, dans un contexte hostile et sans grande ressource humaine et matérielle. Si le Sénégal est considéré comme l’une des plus grandes nations africaines, c’est grâce aux mains périssables du poète-Président.

Lire la chronique – La farce tragique de l’Aes

Mais il faut reconnaître que la maison d’enfance du poète n’a pas fière allure. Elle subit les coups rugueux de l’âge et du désintérêt coupable des Sénégalais, que l’on tente avec une énergie folle d’éloigner de la figure du Père de la Nation. Senghor ne doit guère être muséifié, soustrait à la moindre critique. Car comme toute action de l’homme, la sienne dans l’histoire politique du Sénégal a une part d’ombre. Son action d’homme public a pu connaître des manquements inhérents à toute action humaine. Donc continuons à discuter de l’œuvre littéraire et politique de Senghor. Mais il ne saurait y avoir la moindre ambiguïté ni la moindre complaisance vis-à-vis d’un anti-senghorisme primaire, qui s’exprime dans tous les courants de notre échiquier politique et de la société plus généralement. Si certains veulent à nouveau refaire le match entre Senghor et Dia, remporté par le premier, d’autres, très souvent parmi les épigones de Cheikh Anta Diop, versent dans le jugement caricatural et excessif. Avec le temps, ils n’ont pas laissé une trace mémorable dans le récit national. On peut en revanche retenir quelques choix erratiques, et une certaine liberté prise souvent avec la constance et la cohérence. Mais là n’est pas ici mon propos.
L’un dans l’autre, c’est en nous éloignant esthétiquement et politiquement du legs senghorien que nous nous enfonçons depuis dans les abîmes de l’obscénité politicienne. Cette obscénité est au sommet en ce moment.

Lire la chronique – Le meurtre permanent du juge Babacar Sèye 

Aller à Joal, c’est forcément poser le pied à Fadhiouth, la sœur jumelle. L’île aux coquillages est fièrement dressée comme pour narguer le temps et témoigner de la richesse de notre diversité culturelle. L’île est aussi un exemple resplendissant de ce qu’est le Sénégal, un petit territoire blotti contre l’Atlantique où habite un Peuple sans couture, des gens qui étaient délicats et raffinés. Sur le pont qui relie les deux sœurs, on aperçoit les minarets des mosquées, les clochers des églises et la bonne humeur de ce début d’après-midi. Aujourd’hui c’est jour de funérailles. Les fidèles venus ne peuvent tenir dans l’église Saint-François-Xavier. Pour eux, la messe sera suivie du parvis, sous la chaleur et la ferveur des chants liturgiques.

Lire la chronique – Mansour Seck, l’ami fondamental

«Fadhiouth est un Sénégal inversé», me dit un homme, la quarantaine, croisé sur place. Dans notre pays, il y a 95% de musulmans et 5% de chrétiens.  Ici, à Fadiouth, les chrétiens font les 95% et permettent une pratique de la foi sans aucune entrave à la minorité musulmane. Les mariages sont scellés, les fêtes sont communes comme les nouvelles, comme les moments de peine. J’ai été fasciné par le baobab sacré, qui veille sur la cité paisible. Il a 800 ans et son nom sereer est Mamandagne. Il veille sur l’île et ses habitants pour rester fidèle à la commande des ancêtres dont on sent la présence à chaque ruelle. On voit les offrandes déposées sous l’immense tronc, pour matérialiser ce qu’une bonne âme sénégalaise soutenait : ici, il y a 95% de musulmans, 5% de chrétiens et 100% d’animistes. En face du baobab sacré, est érigé un très beau calvaire pour ne jamais éloigner la foi chrétienne du culte des ancêtres. Plus loin, à une intersection du quartier de Dioum, un monument est bâti en hommage à Sainte-Thérèse. A quelques mètres, dans le quartier de Fassar, on passe sous un immense éloge à Notre-Dame de Lourdes, dans une petite ruelle charmante. Le métissage senghorien est partout visible sur cette île, même au cimetière dans lequel on déambule en marchant sur des coquillages. Ici, les corps des musulmans et des chrétiens cohabitent pour l’éternité et respirent l’air frais du Mama Ngedj, ce bras de mer qui vient baigner l’île. Visiter ce lieu de recueillement et d’inspiration vaut mieux que mille lectures sur le dialogue interreligieux. J’aurais aimé que Monseigneur Tauran, Archevêque de la Sainte Eglise de Rome et ancien président du Conseil pontifical pour le dialogue inter-religieux, visitât ce cimetière. Lui, qui a puisé dans ses ultimes énergies pour porter la sage parole du dialogue entre l’islam et la chrétienté.

Comment ne pas repenser à cette belle formule d’un intellectuel qui appelait à «faire mélange».

Lire la chronique – En attendant la Biennale

Oui, faire mélange de nos différences pour que l’allégeance soit d’abord à la République garante du vivre-ensemble et de la liberté de culte. Le Sénégal de Senghor n’exclut pas, il agrège. Ce Sénégal ne distingue pas ses fils, entre qui est Joola ou qui est Wolof. Il ne met pas face-à-face les Sénégalais, il les met côte-à-côte à la poursuite d’un même idéal. Il berce tous ses fils quand la nuit noire remplie d’incertitudes et de populistes menace les âmes candides et les chaumières accueillantes.

J’ai quitté Fadiouth, ému, pour retourner à la maison du «Vieux». Sa devanture est quelconque, sur une route quelconque. Qu’à cela ne tienne, je me rappellerai encore Joal. Je m’en rappellerai plus convaincu que jamais : le Sénégal est le pays de Senghor.
Par Hamidou ANNE – hamidou.anne@lequotidien.sn