Jean Pierre Senghor, secrétaire exécutif de la Commission nationale de la sécurité alimentaire (Cnsa) : «Distribuer du riz n’est pas la solution»
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Cette année, à Matam, il y a à la fois un déficit pluviométrique et une crue trop faible pour permettre des cultures de décrue ; ce qui a créé une situation de stress chez la population. Est-ce qu’au niveau de la Cnsa vous avez l’état des lieux autour de cette situation ?
L’état des lieux est fait chaque année par le Cadre harmonisé au niveau des pays de l’Afrique de l’Ouest et du Sahel. C’est ce qui nous permet de réunir l’ensemble des acteurs pour voir avec les outils que nous avons quels sont les zones, les terroirs, départements et régions qui sont susceptibles de connaître des difficultés. C’est heureux que ces outils existent pour éviter que chacun puisse faire son alchimie dans son coin. Tout le monde prend les mêmes outils, on met tous les départements, on secoue et au sortir de là, on a un certain nombre de départements dont Matam qui se retrouve dans une situation pratiquement récurrente. C’est une sorte de fatalité que Matam soit toujours en difficulté. Mais une fois que cela est fait, on ne reste pas les bras croisés. Je viens de signer un courrier destiné au Premier ministre pour lui dire qu’il nous faut mettre en place tout de suite un plan d’appui, ce qu’on appelle un plan de riposte à l’insécurité alimentaire pour venir en appui aux populations de Matam. Parce qu’il y a la situation actuelle et celle projetée. La situation actuelle met Matam dans une position jaune, ce qui veut dire qu’il y a quelques difficultés. D’ici le mois d’août, ça va passer à une couleur plus foncée et ça voudra dire qu’il y a une situation de crise. Avant qu’on n’en arrive là, on prépare les plans de riposte. Effectivement, cette année, on risque d’avoir une situation difficile, mais tout est en train d’être mis en œuvre pour que la situation ne soit pas ingérable. Il faut faire attention aux termes que l’on utilise par contre. En Afrique aujourd’hui, les seules zones ou la famine est répertoriée, c’est dans les régions où Boko haram est en train de sévir. Et cela a été bien cartographié au cours de la rencontre de Cotonou. Par contre, on commence à parler d’insécurité alimentaire quand un pourcentage donné de la population, 20%, n’arrive pas à satisfaire ses besoins alimentaires.
Mais on peut parler d’insécurité alimentaire dans la région nord…
Dans la région de Matam, ce n’est pas encore rouge. On n’a pas encore atteint 20%. On est autour de 10%. Et dans les périodes de soudure, on peut aller jusqu’à 23%.
Avez-vous une idée du nombre de personnes qui pourraient être concernées ?
Pour Matam, on n’a pas encore fait le détail. Une enquête va être faite sur les personnes, mais aussi le bétail parce qu’il y a une crise pastorale aussi qui s’annonce. Cette analyse va être faite rapidement en janvier en collaboration les Ong. C’est pour éviter que ce soit elles qui nous dictent la marche à suivre. Il y a Action contre la faim (Acf) et d’autres acteurs qui sont sur place, mais nous devons prendre le lead de tout cela. On parle cette année de plus de 500 mille personnes au total qui sont projetées sur tout le territoire national. L’année dernière, on était à 350 mille. Mais si on s’y prend tôt et que la solidarité nationale marche au niveau des régions et du pays, peut-être qu’on ne se retrouvera pas à une situation avec un nombre de personnes aussi élevé. J’insiste sur la crise pastorale parce que la biomasse va manquer et les populations vont se retrouver avec cette compétition entre éleveurs et agriculteurs. Il faut gérer cela en amont.
En termes de riposte, qu’est-ce qui est prévu ?
Chaque année, c’est la même chose. Pour venir en appui aux populations, on distribue du riz. Or les gens n’ont pas besoin que de ça. Il faut qu’ils préparent autre chose. Il faut du cash et il y a une nouvelle démarche qui est en train d’être imprimée par nos partenaire du Programme alimentaire mondial (Pam) et de la Banque mondiale. Il y a quelques années, quand on parlait de distribuer du cash, c’est eux qui criaient au scandale. Mais maintenant, ils ont compris que les gens ont besoin d’argent. Ce cash là, on ne doit pas le leur donner tout le temps, mais la solidarité nationale doit aussi jouer. Distribuer un peu de ressources financières pour que les gens puissent diversifier leurs sources d’alimentation. C’est cela qu’on va faire cette année, donner du riz, mais aussi du cash. C’est ce qui a été fait à Matam et Goudiry par la Banque mondiale. 5 000 F par personne en ne dépassant pas 8 personnes par famille. Et on a vu que cela marche très bien. Parce qu’en plus le riz, il faut déjà le mobiliser. Il y a un temps de mobilisation qui est très long et le riz arrive parfois à un moment où les gens ont fini de souffrir. Si on se dit en amont qu’on va mixer la distribution de cash et de riz avant que le riz n’arrive, les gens pourront disposer d’argent et acheter de quoi améliorer leur alimentation.
A Kanel où le Cnsa a déjà distribué des vivres, on a l’impression qu’il y a encore beaucoup de personnes qui ont besoin d’être aidées…
Je ne saurais vous dire ce qui se passe réellement, mais ce que je peux dire, c’est que les personnes ciblées pour être bénéficiaires sont connues. Des personnes qui se disent qu’elles auraient dû être bénéficiaires au même titre que les autres, il y en a plein. Mais le ciblage a été fait sur la base des plus vulnérables. Dans une situation où c’est tout le monde qui est vulnérable, on prend les beaucoup plus vulnérables. Comme ce n’est pas tout le monde qui peut recevoir, on s’organise pour que les premiers à être servis soient vraiment les plus vulnérables. Même ici à Guédiawaye ou Pikine il y a des gens qui vont te dire qu’ils sont plus vulnérables que les populations de Matam. Mais justement, les outils que nous avons excluent les gens qui se trouvent dans ces agglomérations.
Ce qu’on peut constater aussi, c’est que le riz que vous leur donnez ne leur permet de survivre que pour quelques semaines. Alors, on se demande si réellement la distribution de vivres est la bonne réponse…
Ce n’est pas moi qui dirais que ce n’est pas efficace, mais je ne suis pas satisfait en tant que secrétaire exécutif de la Cnsa. Je crois même que ce n’est pas la solution. Je pense personnellement qu’il faut aller au-delà. Et nous sommes en train d’y travailler. Donner du riz, cela suppose que l’on revienne chaque année pour le faire. Donc, on a mis en place le Programme national d’appui à la sécurité alimentaire et à la résilience (Pnasar) que nous allons dérouler dès le mois prochain. Et ce programme dit qu’au lieu de donner du riz à des gens qui en ont toujours besoin, mieux vaut les aider à avoir eux-mêmes leurs propres réserves. Comment mobiliser toutes ces forces ? L’Etat d’abord, les autres partenaires ensuite pour que les familles identifiées comme vulnérables, on puisse définir quelles types de projet, d’activités concrètes on peut mettre en place pour leur permettre de se prendre en charge elles-mêmes. C’est cela la vraie solution. Comment construire des terroirs résilients, des ménages résilients, on va vers ça. Et je reviens d’un symposium au cours duquel les pays africains ont réfléchi sur cela. Distribuer du riz n’est pas la solution, mais on est ponctuellement obligé de le faire.
Il faudra des années et beaucoup de financements avant d’arriver à cela…
Non pas forcément. Il y a beaucoup d’actions sur le terrain qu’il faut capitaliser et rendre plus efficaces. Tous les projets du ministère de l’Elevage, de l’Agriculture qui contribuent à la sécurité alimentaire, il faut les réorienter pour rationaliser les ressources. On n’a même pas besoin pour le moment de chercher des ressources. Il y a toutes ces ressources qui sont sur le terrain, éparses et qu’il faut recentrer vers des programmes qui renforcent la résilience. Si on identifie 100 mille ménages qui sont parmi les plus vulnérables dans le pays et qu’on se dit que nous avons 120 projets qui s’occupent de sécurité alimentaire, comment prendre dans chaque projet 10 millions pour renforcer ces familles et que dans deux ans elles n’aient plus besoin d’être soutenues parce qu’elles ont mené des activités qui leur permettent de gagner du cash, d’élever de la protéine animale, d’avoir des céréales. Vous savez combien on met chaque année pour acheter du riz ? C’est 30 ou 40 milliards et c’est beaucoup plus important que ce que l’on met pour appuyer les producteurs. Vous croyez que c’est normal ça ? Il faut tout rationnaliser. On ne peut pas mettre plus d’argent à acheter du riz qui est distribué qu’on n’en met pour aider les producteurs à se prendre en charge. C’est à ce niveau qu’il faut trouver un équilibre. L’année 2018, nous allons la consacrer à rationnaliser les ressources qui sont déjà dans le pays pour bâtir 100 mille familles qui n’auront pas besoin de soutien dans deux ans. C’est cela mon défi.
Et dans le cadre du Programme national de sécurité alimentaire (Pnasar), vous avez quand même déterminé des besoins financiers assez importants…
Mais tous ces projets dont on parle, c’est 2 000 milliards. Si nous prenons tout ça, il n’y a que 639 milliards qu’il faut chercher. Cela veut dire que 1 700 milliards sont déjà là, éparpillés dans le pays. Ce qui va être cherché, c’est 100 milliards par an et ce n’est pas grand-chose. Les 639 milliards, c’est pour aller vers des projets innovants de maîtrise de l’eau, dans la construction de réseaux qui permettent une disponibilité et la circulation des produits alimentaires, de rapprocher les petits producteurs des marchés. Si on ne fait pas ça, dans 50 ans on sera encore en train de donner du riz à des gens. C’est ça le Pnasar et on se donne un horizon de 5 ou 6 ans pour y arriver.
Et pour abandonner l’assistance alimentaire ?
Non, pas abandonner parce qu’il peut y avoir des chocs. Que dans un horizon de 5 ou 6 ans, que les plans de riposte soient l’exception. Mais Matam, c’est quand même une contradiction. Il y a de l’eau, il y a de la terre, les hommes sont là. Et il y a du bétail, mais les enfants sont mal nourris. Il y a un problème. Cela veut dire que derrière toutes ces questions de disponibilité de la terre, du bétail, il y a des questions sociologiques qu’il faut prendre en compte.