La 16e édition de la Biennale de Dakar aura-t-elle lieu ?

La Biennale de l’art africain contemporain de Dakar, également appelée le Dak’Art, demeure la plus importante manifestation artistique consacrée à l’art visuel contemporain en Afrique. Depuis sa création en 1992, elle s’est imposée comme un rendez-vous incontournable réunissant artistes africains et ceux de la diaspora, et professionnels de l’art du monde entier. Habituellement organisée entre mai et juin, la Biennale connaît une incertitude inquiétante à sept mois de sa 16e édition : personne ne sait si elle va avoir effectivement lieu. Cette situation alarme la communauté artistique nationale et internationale, d’autant que la dernière édition, bien que reportée à novembre 2024, a été un succès incontestable.
L’événement, reconnu comme la troisième biennale d’art contemporain au monde après celles de Venise (1895) et de São Paulo (1951), constitue un levier majeur de diplomatie culturelle pour le Sénégal. Il attire une visibilité exceptionnelle pour le pays et pour le continent africain. La Biennale de Dakar a su fédérer au fil des années, des milliers de créateurs et de professionnels : plus de 2500 artistes dans le In et le Off, 10 000 professionnels, 500 000 visiteurs en 2024 dont 50 000 venus de l’étranger. Ces derniers sont logés dans nos hôtels, mangent dans nos restaurants, prennent nos transports en commun, vont dans les commerces et espaces culturels sénégalais, générant une activité économique non négligeable et participant à la valorisation de l’image du pays à l’international. Elle mobilise plus de 50 pays à travers ses programmes In et Off, faisant de Dakar un immense territoire d’exposition à ciel ouvert sur l’ensemble de la presqu’île du Cap-Vert, sans oublier les expositions Off dans les régions.
Chaque édition se distingue par une programmation dense et diversifiée : expositions majeures, conférences, projections de films, ateliers de formation, rencontres scientifiques et débats, totalisant plus de 3000 auditeurs et plus de 450 événements culturels. Le Off de la Biennale est particulièrement emblématique de son ouverture et de son dynamisme, offrant une scène d’expression unique aux artistes émergents et confirmés.
Sans oublier le dispositif médiatique et publicitaire de la Biennale : affichage urbain massif à Dakar, campagnes digitales intensives, bannières web, branding de sites, habillage de bus, et présence forte dans la presse et les nouveaux médias. Cette visibilité fait de la Biennale non seulement un événement culturel, mais également un instrument puissant de communication pour la capitale sénégalaise et pour le continent africain.
Il est vrai que le financement est essentiellement assuré par l’Etat du Sénégal -à hauteur de plus de la moitié du budget global, estimé à un milliard de francs Cfa, soit une dotation budgétaire annuelle, successive, de cinq cents millions de F Cfa. Les dépenses concernent de multiples postes : aménagement des sites, transport et hébergement des artistes, communication, rémunération du personnel contractuel, direction artistique, ateliers, rencontres scientifiques, édition du catalogue, de supports ou documents livrables, etc. L’appui du secteur privé et des institutions internationales reste crucial pour faire avancer ce projet.
Mais l’Etat considère-t-il la Biennale comme une charge financière excessive ? Minimise-t-il cet évènement ? Tout porte à le croire depuis ces dernières décennies, mais ce serait une erreur. Il ne faut pas penser que c’est trop de dépenser un milliard de F Cfa pour un tel évènement.
Les retombées culturelles, diplomatiques, touristiques et économiques de la Biennale de Dakar dépassent largement son coût. En fait, il serait judicieux de procéder à une évaluation statistique des impacts financiers de cet événement culturel afin de mieux prouver sa contribution économique avec des chiffres précis. La Biennale renforce également la notoriété du Sénégal comme capitale africaine de la création contemporaine, elle dynamise l’économie culturelle et stimule le tourisme culturel de découvertes artistiques.
Si l’Etat ne veut plus de la Biennale, je l’invite à changer les statuts et d’en faire une Fondation de service public, dotée d’une gouvernance mixte public-privé, tout en continuant à la subventionner à chaque édition. A l’inverse, si les nouvelles autorités comptent valoriser cette manifestation culturelle internationale comme un véritable levier de souveraineté culturelle et économique, il faudra également y apporter des réformes. Aujourd’hui, dans toute la sous-région ouest-africaine et ailleurs (Masa d’Abidjan, Fespaco de Ouaga, Biennale de la photographie de Bamako, etc.), les statuts administratifs de ces organisations ont adopté leur organigramme face à la réalité et aux enjeux du moment, sous la conduite d’un Délégué général nommé par décret présidentiel, avec une équipe d’experts pour le pilotage de l’organisation. A ce jour, l’organigramme de la Biennale de Dakar est presque réduit à la personne morale du Secrétariat général, service directement rattaché au cabinet ministériel.
Dans un passé récent, cet anachronisme administratif a facilité l’organisation d’un «Pavillon du Sénégal» à la Biennale de Venise, sans aucune conformité des procédures administratives obligatoires pour une telle représentation : il n’y a pas eu d’appels à candidatures pour la sélection de l’artiste qui devait représenter le Sénégal. Le ministre a lui-même choisi son propre artiste. A ma connaissance, de toutes les grandes manifestations de niveau international, en Afrique et en Europe, seule la Biennale de Dakar fonctionne toujours avec des textes administratifs datant de 1990, avec à sa tête un Secrétaire général nommé par arrêté ministériel. Un Secrétaire général qui se comporte en réalité comme un simple exécutant des désirs du ministre. C’était d’ailleurs l’une des principales raisons de ma démission en 2014 de la tête de la Biennale. L’heure est venue pour changer et avancer vers une Biennale capable de porter un projet artistique et économique viable.
J’avais soumis le projet de changement de statuts aux ministres chargés de la Culture Abdoul Aziz Mbaye et Mbagnick Ndiaye. Lors de la conférence de presse du 3 juillet 2013 pour le lancement officiel de la onzième édition de la Biennale de Dakar, en tant que Secrétaire général de la Biennale, j’avais invité mes trois prédécesseurs (Amadou Lamine Sall, Rémi Sagna et Ousseynou Wade) et l’expert et critique d’art Dr Sylvain Sankalé. Tous avaient reconnu que pour la pérennité de la Biennale, il faut trouver une formule médiane «public-privé». Nous avions tous les quatre pensé que le meilleur statut pour la Biennale est celui d’une Fondation, afin de répondre aux exigences des partenaires et des mécènes privés quant aux garanties sur l’utilisation des fonds mis à la disposition de la Biennale. En effet, la loi des finances publiques impose que toute subvention allouée à un département de l’Etat soit transférée au ministère des Finances, puis redistribuée selon les priorités nationales.
Ce circuit budgétaire complexe dissuade les partenaires privés, qui réclament des garanties sur l’affectation directe de leurs contributions. Le passage à un statut de Fondation offrirait ainsi une solution durable et cohérente, tout en renforçant l’autonomie et la crédibilité institutionnelle du Dak’Art. Pour une formule transversale, intermédiaire, il est également bien possible que l’Etat garde «sa Biennale» patrimoine national des arts du Sénégal, tout en autorisant l’existence d’une entité autonome capable de mobiliser un financement et de gérer les ressources financières mobilisées dans le format du partenariat public-privé.
Face à l’incertitude actuelle, je lance un appel à l’Etat du Sénégal : il faut agir sans délai. Il existe déjà des rapports d’experts (ceux de Thierry Raspail et de Sylvain Sankalé, et celui de Koyo Kouoh que j’ai eu l’honneur de superviser quand j’étais Sg de la Biennale) et des différents directeurs artistiques des trois dernières éditions de la Biennale, avec des recommandations claires. Il faut que ces rapports servent à faire progresser le statut de la Biennale de l’art africain contemporain. Après plus d’un quart de siècle d’existence, le «Dak’Art» ne peut plus se limiter à paraître comme un événement artistique éphémère d’un mois, sans mémoire politique et culturelle, qui n’arrive pas à positionner activement le projet économique des arts visuels africains sur les plateformes internationales où l’Afrique est presque en marge des grandes décisions.
L’Etat du Sénégal, garant historique de cette initiative, doit, en effet, réaffirmer sa volonté politique en nommant rapidement un comité d’organisation pour la 16e édition. Ce comité aura la mission urgente de désigner un directeur artistique, de définir les grandes orientations et de lancer l’appel à candidatures avant la mi-novembre, si nous voulons maintenir la date initiale du mois de mai 2026. Rien ne l’empêche également de déplacer la date en novembre, comme la dernière édition, et la maintenir définitivement en novembre. Sans cela, le risque est grand de voir s’effriter une institution emblématique qui a porté haut la voix artistique du continent africain.
Il ne faut pas que l’organisation des Jeux Olympiques de la Jeunesse (Joj) éclipse la Biennale de Dakar. Certes, les Joj représentent un événement majeur et se tiennent pour la première fois en Afrique, mais la Biennale de Dakar, qui s’apprête à célébrer sa 16ᵉ édition, reste la première du continent et a fait ses preuves, malgré les difficultés qu’elle rencontre à chaque édition.
La Biennale de Dakar n’est pas un simple événement culturel ; elle est une vitrine du génie créatif africain, un espace de dialogue interculturel et une source de fierté pour toute l’Afrique. En menant une politique culturelle ambitieuse, le Sénégal a su bâtir, à travers elle, un modèle d’intégration entre art, innovation et développement. La laisser disparaître serait une perte inestimable pour la mémoire artistique du continent et pour le rayonnement du pays.
Sauvegarder et renforcer notre Biennale, c’est préserver l’un des plus puissants symboles du patrimoine culturel africain contemporain, et maintenir vivante la flamme de la création qui fait de Dakar une capitale mondiale de l’art.
Babacar Mbaye DIOP
Professeur Titulaire à la Flsh
Directeur de l’Institut supérieur des arts et de cultures (Isac)
Ancien Secrétaire général de la Biennale de Dakar