Il y a dix ans, face à une demande insistante d’un camarade sur la nécessité de vivifier «sa base électorale», Alioune Badara Cissé, un brin agacé, avait répondu : «Vous imaginez un ministre des Affaires étrangères faire de la politique ?» J’ai partagé des années durant avec cet homme la foi qu’on ne transige pas avec le sens du service public. Peut-être aussi, comme lui, je suis atteint d’une forme de naïveté, qui se manifeste par la conviction que la désacralisation de l’Etat ne peut être une finalité acceptable. Par conséquent, les mœurs actuelles faites de manquements au devoir qui régit la responsabilité publique ont de quoi m’étonner. Depuis une vingtaine d’années, les personnes qui se voient confier de hautes charges afin de servir notre pays ne s’y montrent pas souvent dignes. Elles ont tendance à oublier, dans leur action quotidienne, qu’elles représentent un grand pays, qui a une riche histoire et une longue tradition politique et administrative.
Depuis le tournant de l’an 2000, il est courant de voir ministres et directeurs généraux se succéder sur les plateaux des médias pour se donner en spectacle au mépris de la sacralité des fonctions qu’ils exercent au nom du Peuple sénégalais. Les mêmes ont entériné le principe de commenter tous les sujets, de mettre leur vie privée en scène voire de verser dans des banalités excessives qui constituent un drame du politique. Gouverner, c’est accepter la contrainte et le silence loin des objectifs, des lumières et des réseaux sociaux. Gouverner, c’est sacrifier à la gravité du geste sacré de servir nos concitoyens. Il s’agit de s’éloigner des trivialités, qui sont le propre de la politique actuelle, pour s’élever dans le souci de transformer le cours de l’histoire du Sénégal.
Nous vivons une époque où les directeurs généraux d’administration sont plus fréquents sur les plateaux et les réseaux sociaux que les chansonniers. La discrétion, la mesure, la pondération, la décence républicaine n’ont plus grande importance face à la décrépitude d’un Etat qui est censé régir notre vie sociale, améliorer notre quotidien et nous propulser dans le temps long de l’histoire.
Bénéficier d’un décret de nomination, c’est hériter d’une parcelle de pouvoir de l’Exécutif afin de servir l’Etat. Dans cette position, il convient de se mettre en responsabilité et de se conformer à certaines exigences qui certes ne sont pas toujours justes, mais elles sont nécessaires afin de ne pas verser dans le désordre dans lequel toute tentative de construction nationale est impossible. Un ministre n’a pas à s’abaisser pour être une curiosité de foire ou un fantaisiste censé égayer un public plus ou moins connivent.
Un de mes anciens professeurs à l’Ena me disait qu’il fallait dans le service de l’Etat, être actif sans verser dans l’activisme. Je n’ai jamais caché ma sympathie d’un certain monde d’hier qui sanctifie le sens, le souci de l’histoire et le désintérêt. Un monde d’hommes et de femmes qui servaient leur pays sans verser dans l’esprit de cour que nourrit la quête des réjouissances matérielles non conformes au service de l’Etat. Ma vision de l’Etat dans une république normale est désuète certes. Mais l’Etat tient sur ses rites démodés, qui sont le fil à coudre de sa belle histoire, transcendant les modes, les engouements et les pratiques curieuses de nouveaux responsables publics qui n’ont de responsable que le nom et qui manifestent une inclination souvent imprudente pour la disruption. Une Administration publique n’est pas une startup californienne, elle a des règles auxquelles il faut se conformer.
La mesure ne signifie pas le reniement ou l’autocensure. Il est possible, voire souhaitable, d’avoir des intellectuels au cœur de l’Etat. Leur profondeur de pensée est utile à l’action publique, qui fait face à des enjeux désormais complexes convoquant une interdisciplinarité dans la fonction de gouverner. Ils produisent du savoir, permettent de décloisonner l’Administration et créent des liens avec la société. Mais, même à ces intellectuels de la république, s’impose un devoir de mesure et de pondération, de silence voire de pudeur.
Post-scriptum. En république, il n’est pas envisageable de se soumettre à l’ordre moral ambiant aux relents totalitaires. Il conviendrait plutôt de lui préférer un ordre républicain qui garantit la démocratie, la laïcité, la liberté d’expression et le progrès social. Mais il est déplacé d’insulter la foi des gens. On ne blesse pas sciemment des millions de croyants par des mots teintés d’arrogance, de vulgarité et de mépris. Un ministre ne parle pas de choses grivoises devant ses collaborateurs.