«La Justice pénale internationale, par sa seule présence, insécurise tous les pouvoirs du monde -les autocratiques comme les démocratiques- en leur signalant qu’ils ne seront jamais complètement quittes.»
Antoine Garapon, Des crimes qu’on ne peut ni punir ni pardonner, Paris, Odile Jacob, 2002, p.345
En cette période de commémoration des génocides du siècle dernier, parfois qualifié de «Siècle des génocides», il est important de débattre de l’un des moyens idoines mis en œuvre par la Communauté internationale pour faire face aux crimes internationaux. En effet, le crime de génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et le crime d’agression sont des crimes qui heurtent la conscience de toute l’humanité et requièrent justement des moyens idoines. Certes, il existe depuis le 1er juillet 2002, pour la première fois de l’histoire de l’humanité et du Droit international, une juridiction pénale internationale permanente qui est la Cour pénale internationale (Cpi). Mais l’une des questions récurrentes qui se posent avec acuité, comportant souvent une part d’accusation, porte à la fois sur le magistère universel et l’opposabilité de cette juridiction née d’un traité international indépendant des Nations unies : le Traité de Rome du 17 juillet 1998.
Une accusation qui ne faiblit pas !
De la création du Tribunal militaire international de Nuremberg (Tmi) à celle de la Cour pénale internationale, en passant par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (Tpiy) et le Tribunal pénal international pour le Rwanda (Tpir), il n’est pas rare d’entendre dire que la Justice pénale internationale est/serait l’arme des puissants.
Plus en détail, la Cpi, par exemple, relèverait, dit-on, d’une stratégie de domination et serait, notamment au travers de ses activités de poursuites, dirigée exclusivement contre certaines régions du monde, dont l’Afrique. Bien que trois des cinq membres permanents du Conseil de sécurité (la Chine, les Etats-Unis et la Russie) ne soient toujours pas des Etats parties au Statut de Rome précité, presque vingt ans après son entrée en vigueur le 1er juillet 2002, et qu’ils aient des relations plutôt tendues avec la Cpi, l’idée que cette juridiction pénale internationale serait l’arme des puissants ne faiblit pas pour autant.
Or, à la lumière des faits et de l’effectivité de sa pratique, cette juridiction semble «insécuriser» davantage les dirigeants des Etats les plus puissants ! D’ailleurs, l’une des preuves les plus tangibles de cette réalité observable, mais souvent occultée, en a été donnée, entre autres, par les sanctions prises par l’Administration Trump en 2020 contre la Cpi (cf. l’Executive Order, le décret présidentiel pris par Donald Trump le 11 juin 2020). Aux termes de ce décret unanimement dénoncé, y compris aux Etats-Unis, les sanctions américaines visaient le personnel de la Cpi et tout acteur coopérant avec cette juridiction dans le dossier afghan ou dans d’autres dossiers mettant en cause les alliés des Américains. Il a fallu attendre l’élection de Joe Biden à la présidence américaine pour que ce décret soit révoqué, le 2 avril 2021, sans pour autant que les Etats-Unis aient ratifié le Statut de Rome qui crée la Cpi.
Le principe du défaut de pertinence de la qualité officielle, consacré depuis les Principes de Nuremberg (cf. Principes III), le caractère intrinsèquement imprescriptible des crimes internationaux, la vocation universelle de cette juridiction, etc., font de la Justice pénale internationale une véritable arme de dissuasion judiciaire à l’échelle mondiale et, sans doute, l’un des instruments idoines pour faire reculer l’impunité dans le monde.
Les préoccupations spécifiques de certains Etats
Il est à souligner qu’à la méfiance globale, notamment vis-à-vis de la Cpi, viennent s’ajouter les préoccupations spécifiques de certains Etats parmi les plus puissants, à l’instar des Etats-Unis. En effet, s’il est difficile de reprocher aux Etats-Unis une opposition de principe à la Justice pénale internationale, compte tenu notamment du rôle déterminant qu’ils ont eu à jouer dans la création et le fonctionnement du Tribunal militaire international ad hoc de Nuremberg, il est cependant possible de relever au moins trois principaux facteurs explicatifs de la crispation de cet Etat, notamment vis-à-vis de la Cpi :
La menace que représenterait la notion de «crime d’agression» (cf. article 8 bis du Statut de la Cpi) avec, entre autres comme conséquences pour les Etats, la restriction du libre choix de recourir à la Force armée ;
Le risque d’exposer les militaires et d’autres citoyens américains en opérations extérieures à d’éventuelles poursuites judiciaires internationales ;
L’attachement à la souveraineté judiciaire des Etats-Unis, considérée comme un rempart national face à toute influence extérieure en matière de Justice, etc. Mais si la Justice pénale internationale n’est pas véritablement l’arme des puissants, comme on peut possiblement en donner la démonstration, est-elle pour autant le rempart des faibles et le bouclier des droits de l’Homme que l’on évoque souvent ? Permet-elle réellement à l’humanité de se prémunir contre les risques de commission de nouveaux crimes internationaux, dont le crime de génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre ou le crime d’agression ?
L’actualité du débat et l’épineux dossier ukrainien
La situation actuelle en Ukraine, où des crimes relevant de la compétence de la Cpi seraient commis, est un véritable test et un nouveau défi pour la Communauté internationale. D’ailleurs, le Procureur général de la Cpi, Karim Khan, a exprimé la volonté de son institution d’ouvrir une enquête concernant cette situation où l’un des Etats les plus puissants au monde, la Russie, est impliqué. Son appel aux Etats parties à lui renvoyer la situation de l’Ukraine, afin d’accélérer la procédure, a bénéficié d’un écho favorable auprès de 41 Etats (essentiellement européens !). Et le 2 mars dernier, l’ouverture d’une enquête sur les crimes internationaux qui auraient été commis en Ukraine depuis le 21 novembre 2013, a été annoncée.
Bien évidemment, on est encore loin des poursuites et sanctions effectives contre les auteurs présumés des crimes allégués, en raison notamment de la difficulté liée au fait que l’Ukraine tout comme la Russie soient des Etats tiers au Statut de la Cpi et que, sans la coopération effective de ces deux Etats (en particulier de la Russie, qui est régulièrement accusée de certains faits), le travail de la cour basée à La Haye ne sera pas du tout aisé. Cependant, la démarche, en elle-même, témoigne déjà sans ambiguïté de la volonté inchangée d’une partie de la Communauté internationale de faire de cette juridiction pénale permanente un instrument essentiel de répression des crimes qui heurtent la conscience de l’humanité, où qu’ils aient été commis et quelle que soit l’identité ou le statut officiel de leurs auteurs présumés…

Roger Koude, Professeur de Droit international,
Titulaire de la Chaire Unesco «Mémoire, cultures et interculturalité» à l’Université catholique de Lyon. Son dernier ouvrage, intitulé Discours sur la Paix, la Justice et les Institutions efficaces, est publié aux Editions des Archives Contemporaines (Paris, 3/2021), avec la préface du Docteur Denis Mukwege, Prix Nobel de la Paix 2018.