La loi des loubards

Une image particulièrement tragique a suscité derechef mon indignation : lors de son discours-fleuve traditionnel du Gamou, M. Moustapha Sy, marabout et homme politique à la tête d’un parti confrérique, a assisté à la grande parade de sa milice privée. Vêtus en uniforme grisâtre, coiffés de chéchia noire, pas cadencés à la manière d’un régiment d’infanterie, et épées de parade en bandoulière, les miliciens ont défilé pour célébrer la geste et la baraka du principicule. Il ne manquait qu’une canonnade, des obus, histoire de préparer une Blitzkrieg avec je ne sais qui.
Cette mascarade est inacceptable dans une République où les pouvoirs publics sont forts, et prêts à assumer leurs responsabilités. Nous ne pouvons pas vivre à mi-chemin entre les pratiques moyenâgeuses et antirépublicaines -des chefs d’Etat qui rampent comme des tétrapodes devant leurs parents et marabouts, un guide religieux qui s’autoproclame «général», des milices privées qui flânent en toute impunité, des citoyens qui ne peuvent en aucun cas avoir maille à partir avec la Justice, etc.- et la démocratie. C’est un capharnaüm inadmissible et dangereux dont la routinisation est favorisée par la léthargie de la force publique.
En fin de compte, si nos compatriotes en ont marre de la République, de ses servitudes et de ses symboles, nous n’avons qu’à aller au référendum pour choisir une autre forme d’organisation politique. Mais enfin… Trêve de plaisanterie.
Nous avons récemment vécu des années de braise, de chienlit, de tentatives de prise de pouvoir par le putsch (au sens originel du mot, c’est-à-dire nazi), où la recette du cocktail Molotov était la chose du monde la mieux partagée entre «frères Blondin». Des loubards, qui incarnent maintenant le prestige de la République, ont revendiqué à haute et intelligible voix le financement de cette grande insurrection ; aujourd’hui, ils ont même le toupet de clamer à tue-tête leur appartenance aux fameuses forces spéciales. Devant cette menace réelle, et non putative, l’Etat devait faire face, et c’est ce qu’il fit avec succès. Au grand bonheur de notre avenir en tant que communauté ordonnée par les forces régulatrices du politique. Les insurgés et leur leader furent envoyés à l’école de la démocratie -et du vote- par nos institutions républicaines.
Quand les émeutes de Casablanca éclatèrent comme une déflagration, en mars 1965, Sa Majesté le Roi Hassan II, avec sa main de fer dans un gant de velours, déclara qu’«on ne maintient pas l’ordre avec des croissants. Il vaut mieux réussir à le maintenir en le prévenant, mais quand le désordre s’installe, il faut absolument que force reste à la loi». Comme disait aussi le Président Houphouët-Boigny, le «planteur de Yamoussoukro», il faut préférer l’injustice au désordre, car celui-ci est généralement chronique. Et l’anarchie, cette négation du politique et du vivant, élira domicile pour une éternité.
C’est regrettable qu’une démocratie comme la nôtre puisse produire autant de morts. Il est vrai que, dans les démocraties contemporaines, le recours au non-droit pour préserver le Droit est hélas devenu la norme. La nature complexe des menaces -réelles ou concoctées de toutes pièces pour rechercher des ennemis ou boucs émissaires, selon les enjeux politiques du moment- justifie la violence (la nécropolitique et la relation d’inimitié) exercée en général sur le non-semblable : le musulman, le Nègre, l’Arabe, le Juif, la femme voilée, le réfugié, l’intrus, etc. Cela dit, chez nous, l’irresponsabilité d’un homme dont l’objectif était de créer les conditions de l’embrasement général, a contraint notre démocratie à devenir par moments sanguinolente, à recevoir et à donner la mort dans des conditions que nous devons élucider.
Les «victimes» des événements politiques de 2021 à 2024 piaffent d’impatience en attendant que justice leur soit rendue. Après l’échec de la loi interprétative qui voulait absoudre les crimes des parias et conduire au bûcher la vermine, une coquette somme de 5 milliards de nos F Cfa a été décaissée pour calmer les ardeurs des indignés, en dehors de toute procédure judiciaire. C’est au pouvoir Pastef, qui aurait un devoir de reconnaissance envers ses anciens gladiateurs, d’établir unilatéralement la liste sur laquelle figurent les forçats fraîchement libérés de leur Tazmamart, les grabataires, les martyrs selon l’antienne sacrificielle, les héros nationaux, les maquisards à la geste proverbiale ; bref, il s’agit de bricoler de bric et de broc un récit des vainqueurs. Mais ces efforts illégaux n’ont pas eu la maestria de satisfaire une bonne partie des gardiens horripilés de la révolution, c’est-à-dire les vandales qui ont attaqué naguère la République. Les «Patriotes» réclament avec hargne, dans la désunion, que justice soit rendue aux martyrs, à ces teigneux révolutionnaires qui, pour extirper leur leader de ses propres turpitudes, ont accepté que leurs mâchoires soient démantibulées par les balles et tortionnaires du tyran Macky Sall, et de se retrouver sous les verrous. Ces gens-là sont des indomptables, et leurs revendications protéiformes sont devenues une quadrature du cercle pour Pastef.
Ce régime dont les fadaises et mirages cadenassent nos innombrables possibles, traînasse ses «martyrs», cimetières, anniversaires et dates. Le spectre de ses spahis est enchâssé dans son imaginaire. Ses victimes n’ont toujours pas le privilège de trépasser dans l’héroïsme, car la Justice, ce talon d’Achille du «Projet», a des forces d’inertie et des penchants réactionnaires. Effacer donc le ministre de la Justice dont la haute et ferme autorité relève de la trahison, est un impératif catégorique. Une demande péremptoire des roquets qui cornaquent les actions du gouvernement dans ces espaces de désintégration du lien social que sont les réseaux dits sociaux. Ces purges n’épargneront pas aussi les juges trop indépendants et «corrompus», qui, guillerets, prennent du plaisir à renvoyer les juristes de la révolution à la prodigieuse école sénégalaise du Droit.
Mme Yassine Fall dont le passage au ministère de l’Intégration africaine et des affaires étrangères laissera un souvenir triste dans notre grande et belle histoire, aura donc la lourde responsabilité de repaître les «Patriotes» de sentences lourdes au possible contre les ennemis du «Projet» et de la Nation. Contre les hérétiques dont le droit de vivre dans le pays des ex-souverainistes est devenu illégitime, absurde et suffocant pour une bonne partie de nos compatriotes.
Pour finir, une autre mauvaise nouvelle qui vient pimenter la cohue dans laquelle nous vivons depuis la révolution de mars 2024 : le Parquet judiciaire financier farfouille désormais dans les finances légalement et légitimement opaques de la Grande Muette, pour y déceler peut-être des irrégularités susceptibles d’étêter certains indésirables. Le «Secret Défense» que nos nouveaux messies de la glasnost voudraient contourner, est ce que mon ami Wardougou Kelley Sakine considère comme un «verrou juridique au contrôle démocratique des affaires militaires». Le juriste français Bertrand Warusfel parle d’un «renseignement, objet, document ou procédé qui doit être tenu secret dans l’intérêt de la défense nationale». Mais, avec le pouvoir Pastef, il n’y a plus de tenue et de retenue dans la gestion des affaires publiques, fussent-elles sensibles. Voilà la seule rupture. C’est la cata !
Par Baba DIENG