La mort de la confiance mutuelle
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Un ami résidant à l’étranger avec des affaires au Sénégal m’a fait part d’un constat récurrent lors de ses tribulations au pays. Il sortait de nombreux échanges et diverses démarches avec la certitude que dans le milieu des affaires sous nos cieux, quelque chose s’est cassé et le lien de confiance s’est brisé. Il est devenu difficile pour un Sénégalais de faire confiance à son compatriote en matière d’affaires. Cela part de postures hostiles à des logiques de renfermement sur soi, empêchant toute conduite d’initiatives communes de grande envergure.
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Ça n’étonne pas, si au lieu d’avoir des géants dans notre économie, pour impulser une croissance, l’on se trouve avec des micro-entités qui bataillent. La plupart du temps, leur existence est bien éphémère. Ça peut paraitre anecdotique, mais dans la quête de marchés dans le cadre du contenu local dans le secteur des hydrocarbures, le Président Macky Sall avait profité d’une tribune offerte pour souligner cette obsession de voir des centaines d’initiatives pulluler pour faire la même chose, se cannibalisant et étant toutes perdantes au finish. Il précisera que dans le cas sénégalais, les acteurs du privé national ont été invités à se mettre en consortium crédible afin de pouvoir démarcher des partenaires et d’avoir une place dans l’industrie des hydrocarbures dans laquelle notre pays évoluera de façon dynamique.
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La confiance en affaires s’est perdue dans un pays où toute transaction entre deux individus est un jeu de dupes. Une logique bien sénégalaise veut qu’en entrant en relation avec tout individu, la personne cherche non pas à sauvegarder ses intérêts, mais aborde les opérations de façon malicieuse en cherchant à rouler l’interlocuteur. Dans tous les actes du quotidien, dans les couloirs des entreprises, dans les cercles d’affaires, il y a un manque d’une capacité de dépassement pour penser à plus grand que soi. On voit ainsi une tyrannie de petits chefs, trônant chacun sur leur bête aux pieds d’argile que balaie tout vent économique sérieux. On tombe souvent sur des faits d’escroquerie et d’abus de confiance qui sont révélateurs d’une culture où rouler son vis-à-vis dans la farine semble être un stade obligé d’une relation d’affaires. Des passeurs de migrants vont rouler les candidats à une traversée de l’Atlantique en les débarquant sur des côtes pas si lointaines, après quelques jours de tours en mer. Des gérants de tontine vont préférer détourner les économies de souscripteurs d’un système d’entraide financière innovant, pour faire la belle. Des proches mettront une croix sur des relations familiales, en détournant les fonds d’un parent, établi à l’étranger, qui leur a délégué la conduite d’un projet de construction ou de mise en place d’une affaire. Des exemples comme ça, il y en a à foison et tout bon Sénégalais peut illustrer cette réflexion d’exemples dans son environnement immédiat.
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Je souscris dans ma vision des relations économiques et surtout de l’essor des sociétés à une théorie mise en avant par Francis Fukuyama, qui voit la confiance comme la source absolue de richesse et de prospérité dans toute société. Fukuyama suggère que les sources de la richesse et de prospérité ont toujours été recherchées dans le fonctionnement-même de l’économie. Il propose ainsi dans son ouvrage «Trust: The Social Virtues and the Creation of Prosperity» de s’intéresser à des vertus à caractères culturel et social dont la confiance. La vitalité d’une économie, l’argumentaire du théoricien de la «Fin de l’histoire», l’évalue dans la capacité que les membres de celle-ci ont des possibilités de s’associer et de se faire confiance. Une nation sera compétitive dans la mesure où la caractéristique culturelle que représente le niveau de confiance entre ses membres est importante. Il serait donc illusoire de vouloir expliquer la réussite économique d’une nation uniquement à partir des pratiques sur ses marchés, des capacités de production de ses entreprises voire de l’importance de ses mécanismes de régulation et de gestion de l’économie.
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Francis Fukuyama oriente la compréhension de l’économie des sociétés dans une dynamique associative et coopérative. La confiance découlant de la culture d’une société est un fort principe garantissant les fondations de toute union ou association en son sein. Elle est un «capital social» grâce auquel découlera une «sociabilité spontanée» qui se manifestera par la propension des individus à s’associer, malgré les différences pouvant exister entre eux. Cette approche, il l’illustre par des exemples de sociétés avec un fort niveau de confiance, facilitant l’association entre les individus. Il touchera les cas du Japon, des Etats-Unis, de la Corée du Sud, de l’Allemagne et de l’Italie pour expliquer les dynamiques d’association entre les individus qui finissent de générer et créer de la valeur économique. J’avais eu l’occasion de toucher certains aspects des logiques de confiance dans les dynamiques d’association et de création de richesses en tentant dans une chronique de faire un parallèle entre économie mouride et éthique du travail protestant.
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Ce qu’on peut noter dans un pays comme le nôtre, c’est qu’il ne manque pas de socle pour des actions économiques ou des collaborations basées sur des logiques solidaires. L’effritement du capital confiance dans les relations d’affaires que peuvent entretenir les individus, explique sans doute qu’on ait du mal à voir nos grands capitaines d’industries s’associer de façon viable. Les joint-ventures sont rares, les partages de procédés ou les collaborations intelligentes pour réduire certains coûts sont quasiment inexistants. Les rivalités entre les entreprises ou les grands acteurs de l’économie sont tronquées par un esprit de concurrence de borne fontaine, découlant d’une construction sociologique où tout ce qui est autre se voit comme nécessairement ennemi. La structuration de la famille sénégalaise appelle même à de la concurrence effrénée et peu réfléchie, qui finit souvent par générer des postures braquées où tout départ groupé serait difficile. Si cet état d’esprit est transposé dans les activités économiques, bonjour les dégâts.
Un conte éthiopien dénommé «la part du lion et la part des hyènes», qui revient sur une partie de chasse entre un lion et neuf hyènes et finit en un partage inéquitable, en faveur du lion, est souvent convoqué pour illustrer les logiques de manque de confiance en affaires. Au Sénégal, terre de lions, ces félins chasseurs sont avant tout aussi hostiles entre eux, avant même de s’imaginer coopérer avec des hyènes.
Par Serigne Saliou DIAGNE – saliou.diagne@lequotidien.sn