On parle encore de migration comme si elle se résumait à des départs, des valises et des frontières. Les images de barques surchargées continuent de saturer nos écrans, laissant penser que la mobilité africaine se jouait uniquement sur la Méditerranée. Pendant ce temps, une autre migration, plus discrète mais autrement plus stratégique, est en train de transformer le continent. Elle ne se voit pas dans les ports, ni aux postes-frontières. Elle se joue derrière des écrans, sur des plateformes, dans des espaces de coworking. C’est la migration numérique.
A Lagos, Casablanca ou Dakar, des développeurs, des graphistes, des ingénieurs travaillent chaque jour pour des entreprises à Paris, New York ou Tokyo, sans jamais quitter leur ville. Les compétences circulent, les devises entrent, mais les corps restent. Cette mobilité invisible redessine les cartes économiques et sociales. Si nous ne la nommons pas, si nous ne la gouvernons pas, nous passerons à côté de l’une des plus grandes transformations migratoires du siècle.
Les chiffres sont là : près de 480 millions d’internautes en Afrique en 2024, une croissance annuelle du freelancing numérique de plus de 11%, et une projection du Forum économique mondial annonçant +42% d’emplois numériques sur le continent d’ici 2030. Des plateformes comme Upwork, Fiverr, Toptal ou Talenteum connectent déjà des milliers de freelances africains à des clients internationaux. Ce n’est pas une mode : c’est un basculement profond, porté par la connectivité, les plateformes et la demande mondiale de talents.
L’impact économique est tangible. Un Africain payé en euros ou en dollars injecte directement de la valeur dans l’économie locale. Les talents qui, hier, auraient quitté le continent pour trouver un emploi, restent et renforcent les écosystèmes locaux. Les villes changent : les hubs technologiques se multiplient, les espaces de coworking fleurissent, les services aux nomades numériques se développent. C’est un «brain gain» qui s’installe, une inversion subtile mais puissante de la fuite des cerveaux.
Cependant, il est important de noter que la migration numérique peut également avoir des effets négatifs sur les économies locales et les travailleurs africains. La concurrence accrue sur les plateformes de freelancing numérique peut entraîner une pression à la baisse des prix et des salaires pour les travailleurs africains. Une étude de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (Cea) a montré que les travailleurs numériques africains peuvent gagner en moyenne 2 à 3 fois moins que les travailleurs numériques asiatiques ou européens pour des tâches similaires. De plus, la migration numérique peut accentuer les inégalités sociales et économiques, car les travailleurs numériques qui ont accès à des compétences et à des outils de haute qualité peuvent avoir un avantage compétitif sur les autres. Il est donc essentiel que les gouvernements et les entreprises africains prennent des mesures pour accompagner et réguler la migration numérique, afin de protéger les droits des travailleurs numériques africains et de promouvoir une croissance économique équitable et durable.
L’Afrique a tout pour être pionnière. Avec une population jeune et en croissance, le continent offre un important réservoir de talents et de compétences. De plus, l’Afrique est de plus en plus connectée, avec une pénétration de l’internet qui atteint déjà 22% de la population. De nombreux pays africains ont également fait des progrès significatifs en termes d’infrastructures télécoms, avec la mise en place de réseaux de fibre optique et de systèmes de communication mobiles avancés.
Le Rwanda est un excellent exemple de pays africain qui a saisi l’opportunité de la migration numérique. Le gouvernement a lancé le projet de Kigali Innovation City, un parc technologique qui vise à attirer les entreprises et les startups du secteur numérique. Le pays a également introduit un visa spécial pour les nomades numériques, qui permet aux travailleurs à distance de résider et de travailler dans le pays pendant une période déterminée. De plus, le gouvernement a lancé un programme de formation en numérique pour les jeunes Rwandais, qui vise à développer leurs compétences en matière de programmation, de design et de marketing numérique.
D’autres pays africains ont également pris des mesures pour se saisir de la question de la migration numérique. Le Ghana a lancé un programme de développement de l’économie numérique qui vise à créer des emplois et à stimuler la croissance économique à travers le développement des technologies de l’information et de la communication. Le Kenya est connu pour son écosystème numérique dynamique, avec des entreprises telles que M-Pesa, qui propose des services de paiement mobile, et des startups telles qu’Ushahidi, qui propose des solutions de cartographie numérique. Le Maroc et l’Afrique du Sud ont également lancé des plans de développement de l’économie numérique qui visent à créer des emplois et à stimuler la croissance économique à travers le développement des technologies de l’information et de la communication.
Saisir l’opportunité de la migration numérique, c’est aussi s’attaquer à l’un des défis les plus pressants du continent : le chômage, en particulier celui des jeunes diplômés. En ouvrant massivement l’accès au travail à distance pour des marchés internationaux, les pays africains pourraient absorber une partie de cette main-d’œuvre qualifiée qui peine à trouver sa place localement. C’est offrir à des milliers de jeunes la possibilité de travailler pour le monde entier sans quitter leur ville, tout en injectant des devises dans l’économie nationale.
Cela suppose de connecter tout le territoire, pas seulement les grandes villes, pour éviter les disparités et offrir cette chance à une plus grande tranche de la population. D’offrir un haut débit fiable et abordable, y compris dans les zones rurales. De mettre en place un cadre juridique et fiscal clair pour les travailleurs à distance et les entreprises qui les emploient. De garantir une protection sociale portable. Et de mener une diplomatie économique offensive : négocier des accords de «mobilité numérique» avec l’Europe, l’Amérique du Nord, pour sécuriser et fluidifier ces flux immatériels.
L’Afrique pourrait devenir un hub où les talents africains travaillent pour le monde entier, et où les talents étrangers viennent s’installer pour profiter d’un écosystème compétitif, connecté et ouvert. Ce n’est pas un rêve lointain : c’est une trajectoire possible, à condition de la saisir maintenant.
La migration numérique n’attendra pas. Elle avance, portée par les câbles sous-marins, les plateformes et la demande mondiale. Elle déplace des revenus, des idées et de l’influence chaque jour. Ceux qui sauront la voir et la gouverner en feront un levier de puissance. Les autres la regarderont passer.
Sarah BOUKRI
Docteure en sciences politiques, experte en migration