Dernièrement, lors de mes discussions avec différentes couches de la population sénégalaise, je constate leurs plaintes face à leur situation précaire et leur crainte face à leur avenir incertain. Ces personnes croient que les perspectives sont très sombres au Sénégal. La recrudescence de l’émigration clandestine en atteste.
Depuis des décennies, le coût de la vie a fortement augmenté au Sénégal tandis que les revenus des Sénégalaises et Sénégalais ont stagné, voire diminué. Aujourd’hui, peu d’entre eux peuvent se permettre d’acquérir une maison ou manger une nourriture décente et équilibrée.
Quand ils tombent malades, pour ceux qui ne disposent pas de l’assurance-maladie, ils ne peuvent se soigner, car les frais de santé rogneront sur leurs maigres dépenses quotidiennes. Aussi ne vont-ils à l’hôpital que quand leur maladie devient intenable.
Quand j’analyse les statistiques des examens nationaux, j’en déduis qu’il y a une très forte inégalité des chances au Sénégal. Les meilleures écoles privées, les lycées publics d’excellence connaissent très souvent un taux de réussite de près de 100%, tandis que les écoles publiques démunies peinent à s’approcher de 50%. Cela incite un parent qui veut assurer un meilleur avenir à ses enfants à les inscrire dans les écoles privées, et ces dernières coûtent très cher.
Je ne pense pas que l’Etat peut tout faire pour la population ; il n’en a pas les moyens. Mais je crois qu’il peut mieux gérer ses/nos ressources financières. Pour cela, il doit prioriser, il doit être intègre, il doit rendre compte, il doit sanctionner toute utilisation véreuse de l’argent public.
Quand je vois la floraison des institutions et agences au Sénégal, je me demande -comme tous les Sénégalais- : sont-elles vraiment utiles ? Manifestement, la réponse est négative. Les ressources financières qui leur sont octroyées auraient pu être utilisées là où elles apporteraient un plus grand retour sur investissement pour la population. La rareté des moyens étatiques demande que des arbitrages soient effectués, et ils doivent l’être dans le sens d’améliorer le quotidien des Sénégalais.
Les premières années post-indépendance, le Sénégal avait mis en place une politique de construction de logement abordable qui permettait à la classe moyenne d’acquérir une maison décente. Les différentes Sicap en témoignent. Aujourd’hui, posséder son logement est un rêve irréalisable pour la plupart des Sénégalais. En même temps, le coût du loyer représente un pourcentage très élevé de leur salaire ou revenu. Cela entraîne qu’ils connaissent une très grande précarité et des fins de mois difficiles. L’Etat peut y apporter une solution : les programmes immobiliers dans les terrains que cède l’Etat doivent nécessairement comporter un volet logement social destiné aux couches défavorisées de la population.
D’une manière générale, l’Etat peut grandement améliorer le quotidien des Sénégalais en gérant mieux leurs impôts. Cela permettra que les infrastructures soient construites à meilleur coût, sans surfacturation. Il y a souvent une présomption que beaucoup d’infrastructures publiques sont construites à des coûts gonflés, sans qu’elles soient de meilleure qualité.
Les inondations perpétuelles au Sénégal en sont la preuve. L’Etat déclare avoir injecté 768 milliards pour y venir à bout, mais les Sénégalais n’ont pas cette perception. Chaque année, la situation ne semble pas s’améliorer. Ils se demandent où sont passés tous ces fonds, comment ils ont été dépensés, quand aura lieu un audit sur leur utilisation.
Il n’y a rien de plus frustrant que de lire ou d’entendre des histoires de détournements de fonds impunis quand l’on s’acquitte de ses impôts. Pour qu’il y ait un civisme fiscal, il faut au préalable une gestion intègre de l’argent public. Tant que cela n’existera pas, les Sénégalais chercheront par tous les moyens possibles à se soustraire à leurs obligations fiscales. Ils ont bien raison.
Quand l’on gère l’argent public, l’on doit répondre de son utilisation. Cette culture doit être instaurée au Sénégal. Il y a souvent des cas de personnes qui, après avoir géré des fonds publics, deviennent riches. L’on ne sait pas d’où elles tirent leur fortune, car leurs salaires ne leur auraient pas permis d’avoir un tel niveau de richesse.
Rendre compte, sanctionner, doivent devenir des normes de gouvernance au Sénégal. Quand cela arrivera, l’argent public sera mieux utilisé ; l’éducation et la santé se porteront mieux, les infrastructures publiques seront construites à moindre coût et seront de meilleure qualité. Aussi, cela permettra à l’Etat de disposer de plus de leviers pour atteindre ses objectifs.
J’ai une grande admiration pour les pays scandinaves. Ils figurent en haut du classement des pays les moins corrompus et les plus civiques, car leurs citoyens exigent que leurs responsables politiques rendent compte de l’utilisation des deniers publics ; en même temps, les élus y acquiescent. Il y a un projet de société clair : la politique ne doit pas servir à enrichir une personne, mais sert à «gérer la cité».
Le Sénégal doit tendre vers cela. Aujourd’hui, les Sénégalais sont démunis, manquent de perspective dans leur pays, n’ont pas confiance en leurs hôpitaux et écoles publics et surtout en leur Etat. Ceci est la conséquence de l’absence de sanction quand il y a des défaillances, de manque de rigueur dans la lutte contre la corruption.
Tout cela peut être changé : l’émergence, le développement sont avant tout une question de perception, et celle-ci n’est pas objective, mais subjective. Même si le Sénégal connaissait des taux de croissance à deux chiffres, tant que la population n’en verra pas les fruits, elle continuerait de croire que rester au Sénégal ne peut lui permettre d’atteindre ses objectifs. Elle ne veut pas quitter le Sénégal, parce qu’elle est pauvre, mais tout simplement parce qu’elle n’a pas confiance en son pays, parce qu’une éducation, une santé, des logements de qualité sont hors de sa portée. Ses revenus ne lui permettent que de survivre, de ne pas pouvoir se projeter à long terme.
Au même moment, les politiciens sénégalais s’enrichissent, disposent de maints privilèges, constituent une nomenklatura à la soviétique. Comment dans ces conditions la confiance pourra leur faire confiance ? La distance entre politiciens et population s’agrandit : les seconds ne s’identifient pas aux premiers, et les premiers n’éprouvent aucune empathie pour les seconds, car vivant dans un monde parallèle, avec moult avantages.
Tant que cela existera, l’émigration clandestine persistera, le civisme fiscal sera un leurre. Cette tendance peut être inversée si les politiciens redécouvrent la mission originelle de la politique qui est de «gérer la cité». Cette gestion demande d’investir dans l’éducation, la santé, les logements abordables, exige un usage intègre des deniers publics par la lutte contre la corruption, l’élimination de toutes les institutions inutiles. Ce nouveau paradigme peut être mis en place dès à présent, afin de permettre l’amélioration du quotidien des Sénégalaises et Sénégalais.
Moussa SYLLA