Il est reconnu aux Sénégalais leur grande sensibilité à ce qu’ils considèrent à tort ou à raison, comme une injustice que l’Etat ou tout agent dépositaire de la puissance publique serait amené à faire subir à un citoyen. Ce dernier bénéficie en général d’une certaine sympathie au sein des masses et en fonction de la médiatisation faite autour du cas. Les observateurs de la vie politique au Sénégal ont estimé que la victoire du candidat Macky Sall lors de l’élection présidentielle de 2012 s’explique en partie par sa situation de victime d’injustice de la part du régime du Président Abdoulaye Wade, tout comme le score inattendu de Ousmane Sonko lors de celle de 2019 par rapport au régime du Président Macky Sall.
L’actualité est dominée ces temps-ci par l’affaire du magistrat Teliko et les déguerpis du Terme Sud Ouakam. Ces deux événements ont ému plus d’un Sénégalais de par le traitement médiatique qui en a été fait. Très tôt, des activistes, des hommes politiques de l’opposition et des organisations de la Société civile en ont fait leur cheval de bataille, prenant fait et cause pour les «victimes». Un tel phénomène est devenu récurrent, favorisé par le développement dans les Tic en général et le secteur des médias en particulier. Ces derniers auprès desquels on devait attendre des informations complètes et sûres après investigations, versent plutôt dans la facilité de «faits divers», celle du reportage brut des événements et des déclarations. Très facilement, la grande masse des usagers tombe sous le charme, je dirais même, le piège de ce que Luc Boltanski appelle la «politique de la pitié» ou tout simplement, la victimisation, qui consiste à «produire un discours qui construit une image de personne souffrante ou menacée, de façon à influencer le public».
En effet, la victimisation, cette notion de sociologie bien connue en criminologie, se retrouve très souvent dans les discours notamment politiques, pour «attirer les faveurs de l’opinion en mettant en exergue le désordre social, en en stigmatisant les causes, et en dénonçant les responsables» (Patrick Charaudeau). Les responsables désignés dans ces deux affaires sont le Garde des sceaux, ministre de la Justice et les Armées, «agents persécuteurs» (Adam Smith) qui, pour le premier, chercherait «à museler» les magistrats et fragiliser l’indépendance de la justice, pour les autres, à les spolier des immeubles qu’ils occupent depuis des décennies.
Mais comme le soleil dissout toujours le brouillard, la forte mise au point du Premier président de la Cour Suprême, à travers un communiqué qui fera date, est venue rappeler à tous, que la justice sénégalaise n’a jamais perdu son âme, qu’elle conserve plus que jamais sa «puissance de juger» et veille jalousement sur «la dignité de la fonction». Il a martelé qu’«Il n’est pas tolérable que par leurs comportements, les magistrats, eux-mêmes, contribuent à semer le doute sur la crédibilité de l’Institution judiciaire de nature à remettre en cause leur propre indépendance et celle de la justice». Véritable condensé de droit constitutionnel, le communiqué rappelle que les pouvoirs sont bien séparés dans notre pays, qu’il y a une nécessaire collaboration dans le cadre précis de la Constitution et des lois de la République, et surtout, que l’Exécutif n’a aucun rôle dans la procédure disciplinaire contre un magistrat sauf celui de dénonciation du ministre chargé de la Justice.
Concernant le Terme Sud, les éclairages de la Direction des relations publiques des Armées (Dirpa) ont fini d’édifier les uns et les autres sur la vérité des faits. Dès lors, ma colère de voir si injustement indexées, ces deux institutions que sont les Forces armées et la Justice, au service desquelles j’ai consacré plus de quarante ans de ma vie, s’est mêlée à un sentiment de gêne au constat que parmi les accusateurs, il y a des acteurs de la Société civile, cadre dans lequel j’ai décidé de consacrer le restant de ma vie.
Je suis gêné du fait que mes «confrères» se soient écartés des principes qui fondent toutes nos démarches, à savoir, d’abord rechercher les informations auprès de toutes les parties et des sources extérieures pour connaître les véritables tenants et aboutissants de l’affaire, ensuite engager une démarche de recherche de solutions au problème, et enfin, en cas d’échec, prendre position publiquement en dénonçant la partie considérée en faute. Toute cette prudente démarche pour garder notre crédibilité est abandonnée au profit de je ne sais quelle fin.
Ma conviction est que la Société civile se décrédibilise dans des procédés jusqu’ici connus des partis politiques ou de ceux qu’on qualifie d’activistes. Les objectifs étant différents, la démarche doit être différente car contrairement à ces derniers, la Société civile ne s’inscrit pas dans une logique de conquête ni de déstabilisation du pouvoir mais dans le développement dans tous les domaines de la vie des populations, et dans le règne du droit (Rule of law), traduction littérale de l’Etat de droit.
Qualifier a priori d’«injuste» la procédure disciplinaire contre le magistrat Teliko, comme des personnalités de la Société civile l’ont fait, c’est mettre la charrue avant les bœufs, c’est condamner avant d’avoir jugé. Bien juger, c’est avant tout, vérifier si les reproches faits au magistrat portent bien sur des éléments constitutifs de faute professionnelle telle que définie dans les statuts de la corporation. Les faits de la cause sont relatifs à sa déclaration dans la presse que «les droits de Khalifa Sall ont été violés». Ses soutiens considèrent qu’il n’a fait que répéter ce que la Cour de la Cedeao a dit, ce qui est quasi-totalement inexact à l’analyse de l’arrêt. Lui, juriste, est censé savoir que la juridiction communautaire a limitativement relevé les droits qu’elle considère avoir été violés. Il n’ignore pas que certains desdits droits ont été rétablis en appel et d’autres juridiquement contestables (Voir https://www.dakaractu.com/L-arret-de-la-Cour-de-la-CEDEAO-pose-probleme_a154937.html). En définitive, il est aisé de constater que, aussi bien dans la forme (le serment du magistrat) que dans le fond, il y a bien des éléments «graves et concordants de nature à motiver» une procédure disciplinaire.
Les occupants des logements du patrimoine militaire du Terme Sud, sont dans la même situation d’incohérence de démarche. Il me plaît de souligner que le commandement militaire, depuis l’indépendance, a compris que la première ressource des Armées est l’homme, que sa performance est tributaire de son état moral. Ce souci est omniprésent dans toutes les activités de service et se prolonge jusque dans l’environnement familial du militaire. Plusieurs services spécialisés travaillent dans ce domaine, principalement, l’Intendance, le service social, la santé, la mutuelle, la coopérative d’habitat et même la réinsertion après le départ des rangs. Dans sa thèse de Doctorat d’Etat en sciences de gestion (management), le Colonel Doudou Sall de la Gendarmerie a considéré, en étude comparée avec les pratiques dans d’autres pays africains, ces œuvres sociales au profit des militaires et de leurs familles, comme une plus-value traduite par la discipline et le professionnalisme de nos Forces de défense et de sécurité au pays comme au sein des forces de maintien de la paix des Nations unies.
Dans le domaine spécifique du logement, le militaire est obligatoirement hébergé soit en caserne ou dans d’autres propriétés militaires, soit, à sa demande et une fois marié, autorisé à aller habiter en privé, auquel cas, il bénéficie d’une Indemnité représentative de logement (Irl). La création de la Coopérative militaire de construction (Comico) est venue compléter ce dispositif social au profit du militaire et de sa famille pour leur faciliter l’accès à la propriété immobilière et leur garantir un cadre de vie stable et sécurisé. Il est difficile de faire mieux dans une corporation en termes d’attention à l’égard du personnel et d’opportunité de s’assurer et d’assurer à sa famille une vie paisible pendant et après le service actif. Dès lors, il y a lieu de se demander, comment un militaire peut-il imaginer pouvoir s’approprier un logement de service quelle que soit la durée de l’occupation ? C’est ainsi, en tout simplicité et limpidité, que ces événements malheureux du Terme Sud doivent être appréhendés. Ceux qui indexent la hiérarchie militaire jusqu’au président de la République, auraient-ils la même attitude si un ministre ou un haut-fonctionnaire cherchait à s’approprier sa résidence de fonction ? Assurément Non.
Pourquoi donc tout le bruit autour de cette affaire et celle du magistrat Teliko? Soutenir un proche, qu’il soit parent, confrère ou collègue est œuvre hautement humaine, toutefois ce soutien doit se fonder sur la vérité. Dieu dit dans le Coran Sourate 33 ‘Les coalisés’ (Al ahzab), «Oh vous les croyants, craignez le Seigneur et dites des paroles de vérité». On trouve dans la tradition (Sunna) du Prophète (Psl) l’enseignement suivant : Le Prophète (Psl) recommandant le devoir d’apporter un soutien à un proche, qu’il ait raison ou pas, a été interpellé par ses compagnons qui ne comprenaient pas comment soutenir quelqu’un qui est dans le tort. Il leur répond «dites-lui la vérité» (Rapporté par Anas, Tilmizi et Bukhari). Ceux qui soutiennent le magistrat Teliko et les déguerpis du Terme Sud en s’érigeant contre la mise en œuvre de la procédure disciplinaire contre ce magistrat et l’exécution d’un arrêt de la Cour suprême ordonnant l’expulsion d’occupants irréguliers d’immeubles, sont-ils dans une démarche de vérité ?
Je soumets à la méditation de tous, pour trouver ne serait-ce qu’un début de réponse à ce questionnement, la suite de la citation plus haut de Patrick Charaudeau sur le discours de victimisation qui, selon lui, «s’inscrit dans cette même stratégie discursive (attirer les faveurs de l’opinion) en décrivant la victimisation du Peuple, en diabolisant les causes, en faisant des responsables, des coupables. La médiatisation aidant, les victimes font la Une des journaux et l’ouverture des journaux télévisés, amplifiée par les réseaux sociaux, il semble que les événements dramatiques, les catastrophes, la criminalité, les agressions du quotidien, suscitent, d’un côté une unanimité compassionnelle, de l’autre une demande de réparation, non seulement auprès de la Justice, mais aussi de la société. Au point que certaines associations s’insurgent contre certaines décisions de justice».
Dieu sauve le Sénégal
Colonel (CR)
Sankoun FATY
uriste – Consultant
Acteur de la société civile de Sédhiou