J’ai emprunté ce titre à un journaliste qui avait l’habitude de faire des investigations sous le régime socialiste et surtout sous le régime libéral du Président Abdoulaye Wade. Abdou Latif Coulibaly, pour ne pas le nommer, a écrit un ouvrage publié par Les Editions Sentinelles en avril 2011, et intitulé : La République abîmée, Lettre à Abdoulaye Wade Yin­ghou. Dans cet ouvrage, il pointe du doigt la mal-gouvernance du Président Wade qu’il a comparé, à son temps, à une République abîmée, naufragée et piégée.
Est-ce que la République sous Wade est plus abîmée que celle sous son successeur Macky Sall ? Quels sont les faits que Abdou Latif Coulibaly décrit comme relevant d’une mal-gouvernance sous Wade qu’on ne retrouve pas aujourd’hui sous Macky Sall ?
Je vais essayer, à travers quel­ques exemples, et à la lumière de la situation que nous vivons maintenant, de donner ma compréhension d’une République abîmée.
Une République est abîmée lorsque les représentants du Peuple n’ont pas honte de s’insulter à longueur de journée dans les réseaux sociaux.
Une République est abîmée lorsque le président de L’Assemblée nationale a déclaré sans gêne qu’il est plus fidèle au président de la République qu’au Peuple sénégalais qui l’a élu : «Makki du ma gëne gore.»
La République est abîmée lorsque les députés disent, sans honte, qu’ils sont les «députés du Président».
La République est abîmée lorsqu’un Etat fait de sa priorité la construction de stades et d’arènes de lutte plutôt que d’écoles, d’universités et d’hôpitaux.
Une République est abîmée lorsque le président de la République viole la Constitution alors qu’il est censé en être le gardien suprême.
Une République est abîmée lorsque les ministres et directeurs qui sont dans l’obligation de déclarer leur patrimoine refusent de le faire. Et personne ne pipe mot.
Une République est abîmée lorsque son Président n’a pas honte de se dédire tout le temps.
Une République est abîmée lorsque le Président se lève pour défendre son propre frère, accusé de corruption.
Une République est abîmée lorsque le président de L’Assemblée nationale déclare clairement qu’il fera tout ce que le président de la République lui demande de faire.
Une République est abîmée lorsque le Président utilise le système judiciaire contre les opposants afin de les réduire à leur plus simple expression.
Une République est abîmée lorsque les fonds politiques (la caisse noire) sont usés et abusés pour l’enrichissement d’une clientèle politique.
Une République est abîmée quand le Président croit avoir le droit de distribuer des terres de pauvres paysans, à des chefs religieux, à des multimilliardaires nationaux et étrangers, avec des titres fonciers à la clé.
Une République est abîmée lorsque la démagogie prend la place de la pédagogie.
Une République est abîmée lorsqu’elle est mise au service d’un clan et d’une famille.
Une République est abîmée quand l’Ige, ce corps d’élite chèrement payé par le contribuable sénégalais, reste quatre bonnes années avant de produire des rapports sur l’état de la gouvernance. Et ces rapports compromettants pour certains, comme d’autres dossiers d’ailleurs, risquent d’être mis sous le coude.
Une République est abîmée quand les hommes politiques sont plus riches que des hommes d’affaires et entrepreneurs, alors la voie la plus rapide pour se faire beaucoup d’argent demeure celle de la politique.
Une République est abîmée lorsque le Président trouve toujours des prétextes pour augmenter les nombres de députés, créer des institutions budgétivores sans aucune utilité pour les Sénégalais, dans le seul but de caser de la clientèle politique et les transhumants.
Une République est abîmée lorsque le Président prend la Constitution comme un brouillon qu’il manipule à sa guise.
Une République est abîmée lorsque les scandales, la corruption, la concussion, la transhumance, les slogans creux et le népotisme deviennent monnaie courante au point de ne choquer personne.
Et enfin une République est abîmée lorsque celui qui l’incarne au plus haut niveau, le Président, travaille pour son ventre plutôt que pour l’Histoire.
La liste, bien sûr, n’est pas exhaustive, celles et ceux qui veulent vraiment avoir la liste complète de la mal-gouvernance sous le Président Sall, je leur recommande de lire La République abîmée de Abdou Latif Coulibaly. La seule chose à faire, c’est tout bonnement de substituer le nom du Président Wade pour celui du Président Macky Sall. Et le tour est joué.
C’est avec un cœur meurtri que je garde toujours cet ouvrage, non pas parce qu’il y raconte des contrevérités, mais parce que nous sommes en train de vivre la même situation aujourd’hui. Sinon pire. Latif, au cœur du pouvoir actuel, reste sourd et muet sur les dérives qu’il dénonçait jadis.
J’ai acheté cet ouvrage un certain 23 juin 2011, devant l’Assemblée nationale au prix dix mille francs Cfa. Son prix m’importait peu, mais c’était parce que l’auteur est un journaliste que j’admirais, je n’ai pas hésité. Je l’admirais pour ses investigations, pour son courage et pour ses émissions en wolof sur Sud Fm diffusées les samedis matin en compagnie un communicateur traditionnel où il utilisait l’humour pour critiquer les politiciens. Ce jour-là parmi les foules, j’ai vu des jeunes manifestants en crier : «Sama constitution, bu ku laal, bu ko jege ! Ou Goorgi deenaa, goorgi deenaa, suul nan koo», (Ne touche pas à ma constitution ! Le vieux est mort et on l’a enterré) quand j’ai vu un vendeur de journaux passer avec l’ouvrage en main, j’ai sauté sur l’occasion. Si ce Monsieur sortait cet ouvrage par ces temps qui courent, je ne l’accepterais même pas en cadeau, à plus forte raison de l’acheter à ce prix, tout simplement parce que j’ai l’intime conviction maintenant que Latif ne se battait pas pour des principes démocratiques, la justice sociale et l’équité pour tous. Il combattait un homme.
Pour terminer, je vous laisse lire ces dernières phrases tirées de la conclusion faite par Latif pour clore son ouvrage : «Nous avons écrit cet ouvrage autour de l’idée que si l’ambition que Abdoulaye Wade avait pour son pays a été plombée, c’est parce qu’il s’est livré à une véritable entreprise de mise en abîme de l’Etat et de la République en particulier. Ce livre peut être lu comme une chronique de la désagrégation de cette ambition.» (P : 220). Substituons le nom de Abdoulaye Wade par celui de Macky Sall et on ne verrait pas vraiment la différence ! N’est-ce pas mon journaliste d’investigation d’alors ?

Bacca BAH
Écrivain et professeur d’anglais au Lycée de Thiaroye