Le concept de société ouverte vient du livre de Karl Popper «La société ouverte et ses ennemis». Popper qui a quitté l’Autriche en 1942 pour fuir les nazis, s’est réfugié en Nouvelle Zélande et a publié ce livre comme sa contribution à la guerre contre les totalitarismes nazi et soviétique. Sa thèse principale se résume ainsi : «Depuis que les Grecs ont inventé la démocratie (une société ouverte car les idées remplacent les épées) au Vème siècle avant JC, la société ouverte a toujours triomphé de ses ennemis : la féodalité, les totalitarismes de gauche et de droite, à savoir le communisme et le nazisme, la guerre froide, les identités meurtrières, les dictatures…» Aujourd’hui la «société ouverte», donc plurielle du Sénégal, doit aussi faire face à ses «ennemis». Au Sénégal, à l’image de Popper, on peut très bien parler de la société plurielle et ses «ennemis».
Les «ennemis» de notre société ouverte sont principalement les entrepreneurs identitaires (les politiciens) et les rentiers de la tension. Les entrepreneurs identitaires et les rentiers sont de véritables menaces pour notre démocratie et notre contrat social national, parce qu’ils fragilisent l’allégeance collective (ce qui nous lie en tant que peuple), en attisant les allégeances privées comme la religion, l’ethnie ou la confrérie. Et c’est universellement reconnu que, quand l’allégeance collective recule, les allégeances primaires avancent. Les allégeances et les «identités primaires» sont meurtrières. Le Liban, le Mali, le Liberia sont des exemples. Le choc du conflit en Casamance nous a permis de sortir du fantasme d’une nation une et indivisible, parce que la Casamance a montré les limites du «modèle islamo-wolof», comme dit le Pr Mamadou Diouf. Avec les fractures identitaires en Casamance, le Sénégal est passé de l’idée de nation une et indivisible à nation plurielle et indivisible. Dans une nation plurielle la différence est un enrichissement pas une barrière. Mais malheureusement, les entrepreneurs identitaires et les rentiers de la tension font tout pour gommer notre dénominateur commun en grossissant nos différences. Mais toute cette tension, comme celle des politiciens, est purement artificielle. Ce n’est qu’un cyclone sur les réseaux sociaux.
«Les civilisations sont mortelles», disait Paul Valery. Le contrat social sénégalais qui fait notre fierté, et qui est une exception sur le continent, est encore très solide mais il faut le renforcer et le protéger contre les rentiers de la tension qui ont voulu instaurer un manichéisme identitaire sur la question du voile à Jeanne D’Arc et de l’incident de l’animatrice de 7TV. Heureusement pour notre pays, que l’âme de notre harmonie ethnique et confrérique ne se trouve pas sur Facebook mais dans le Sénégal profond comme la Casamance, Fadiouth ou dans les confréries qui sont à l’origine du melting pot qu’est le Sénégal. L’affaire Adja Astou montre simplement, comme disait Amady Aly Dieng, que «quand on est ignorant, on devient audacieux». C’est l’audace de l’ignorance. Un détail. Une anecdote, si les entrepreneurs identitaires et les rentiers de la tension ne s’étaient pas lancés dans une fabrique de l’opinion qui, souvent, finit par faire capituler notre Etat devenu dangereusement émotif. L’Etat cède trop souvent à la pression des rentiers de la tension.
En Inde, une autre grande démocratie, quand des entrepreneurs identitaires ont voulu faire interdire un film sous prétexte que ce serait une offense pour un de leurs dieux, les juges ont courageusement rappelé à l’Etat ses obligations qui sont des principes (assurer la sécurité de ceux qui ont une opinion contraire et qui veulent voir le film). Défendons un Sénégal pluriel mais indivisible. Je suis très fier de mes identités multiples. J’ai des origines au Fouta, ma famille s’est installée dans le Cayor depuis des siècles (mon arrière-grand-père a converti le premier Damel) et je suis de culture léboue (je peux même dire, léboue de souche) pour avoir grandi à Thiaroye sur mer, et la Casamance est ma région préférée. Refusons qu’on nous enferme dans des cages identitaires. Naturellement, par mes nom et prénom, il arrive qu’on me parle automatiquement pulaar, une langue que je ne comprends pas. Je réponds que je suis comme les marabouts de Touba et de Tivaouane, qui ont islamisé le Cayor et le Baol et qui ont fini par être assimilés, pour ne pas dire wolofisés, comme ont été anglicisés les Normands qui ont conquis l’Angleterre. Le charme de notre pays réside dans le fait qu’on ait tous des identités multiples et convergentes. Les rentiers de la tension et les entrepreneurs identitaires ont déjà perdu la guerre parce que notre harmonie ethnique et confrérique ne résulte pas d’une volonté de l’Etat, mais a des racines sociologiques profondément enfouies dans notre histoire.
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