Nous mémoires sont encore fraiches des différents problèmes et faits divers ayant secoué en cascades le Sénégal, avec comme sources (en bien et en mal) les réseaux sociaux.
Pêle-mêle, le chauffeur de taxi sur le pont réservé aux piétons avec sa voiture, les infractions récurrentes au code de la route, la mobilisation aux dons de sang, Assane Diouf, la chanteuse Amy Collé Dieng, l’insulteuse Penda Bâ, les jeunes arrêtés pour un photomontage contre Macky Sall et son épouse, les images obscènes passées en boucle sur WhatsApp, l’Ibadou qui s’attaquait aux confréries, les insultes proférées contre les ministres, contre les différentes confréries, des autorités…
Rappelons au passage aussi que la Loi n° 2008-11 du 25 janvier 2008 modifiée par la Loi n° 2016-30 du 08 novembre 2016, modifiant elle-même la loi n°65-61 du 21 juillet 1965 portant sur la Cybercriminalité, est l’une des plus répressives au monde en matière d’insultes commises par le biais d’un système informatique ou de diffusion en ligne d’images ou de textes contraires aux bonnes mœurs.
La liste des dérives constatées sur les réseaux sociaux au Sénégal est longue. Ceci est dû entre autres, à une culture du web 2.0 balbutiante au Sénégal, où la prégnance est encore très forte et où l’internaute sénégalais ne veut plus se considérer comme un spectateur de tout ce qu’il voit ou entend, mais comme son propre acteur et par conséquent n’hésite pas à se mettre en scène pour faire le buzz.
Ainsi, assiste-t-on à une théâtralisation où tout un chacun veut devenir une vedette, un héros virtuel, le temps que le “partageleen“ fasse son effet, les yeux rivés sur le nombre de vues.
Cette frénésie numérique fait que les rumeurs infondées se propagent à la vitesse du réseau. Découvrant tout juste ces nouvelles technologies, des pans entiers de la population prennent parfois pour argent comptant tout le contenu qui y circule et le font circuler à leur tour.
En 2015, Umberto Eco parlait d’«invasion des imbéciles» pour qualifier les réseaux sociaux : «Ils ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar, après un verre de vin et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite, alors qu’aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel.»
WhatsApp, cet autre réseau social, a conscience de son pouvoir de nuisance principalement dans les pays du tiers monde, en décidant de limiter en Inde le transfert des messages à cinq, qui est son plus gros marché, avec plus de 200 millions d’utilisateurs. Une mesure destinée à freiner la propagation des «fake news» qui ont causé une série de violences meurtrières dans ce pays. La situation fut telle que le gouvernement indien a menacé de poursuivre WhatsApp, propriété de Facebook, estimant qu’en tant que canal de communication de fausses informations, elle «ne peut échapper à sa responsabilité».
Combien de fois avons-nous reçu en partage les mêmes informations, images ou vidéos de personnes différentes se trouvant sur les cinq continents ?
Autant ces informations sont partagées par un nombre exponentiel de personnes en temps réel, autant elles gagnent en puissance. Ce n’est pas l’expression d’une position intellectuelle ou politique commune qui confère cette force mais celle d’une subjectivité agissante où la personne s’implique dans son être et dans son corps à travers l’expression de ses émotions. Ces sentiments expriment des valeurs humaines loin de toute considération idéologique ou partisane.
A l’opposé, si ces actions de protestations ou de partage sont initiées par des politiciens, la mobilisation sera totalement différente, on parlera alors de récupération politique.
On l’a vu avec la mobilisation exceptionnelle contre Orange Sénégal, la place de l’Europe à Gorée, Auchan, ou Eiffage pour ne citer que ces mobilisations, qui sont l’œuvre des réseaux sociaux. Les boutons de Facebook s’occupant du reste (j’aime, je partage, je supprime…).
La mobilisation initiée et diffusée sur les réseaux du web par des centaines voire des milliers de personnes, devient une information virale active dans le sens presque physique du terme. Elle génère une force qui amplifie certains événements, charrie une énergie incommensurable de changement et crée la mobilisation nécessaire à l’action politique.
La circulation des informations à travers les réseaux sociaux, combinée à l’usage intensif de la téléphonie mobile au Sénégal, s’est avérée être un puissant moyen d’amplification et d’intensification des mouvements sociaux. Dans les régions les plus reculées du Sénégal dorénavant l’internet mobile est accessible et disponible, avec l’arrivée récente des smartphones à bas prix.
Un petit recul en arrière pour se souvenir du rôle extrêmement important joué par les réseaux sociaux pendant la campagne présidentielle aux Usa, que ce soit avec le précurseur Barack Obama comme avec Donald Trump, en France avec Emmanuel Macron.., les révolutions tunisienne et égyptienne, alors que les pays occidentaux comme les pays arabes, pensaient à tort que ces deux régimes étaient indéboulonnables voire intouchables. Il a suffi d’un malheureux fait divers (immolation par le feu de Mohamed Bouazizi) pour que le pouvoir tunisien vacille et le fameux slogan Game over brandit en janvier 2011 sur l’avenue Bourguiba, de finir comme une trainée de poudre dans les autres pays arabes, notamment à travers les réseaux sociaux.
Internet, les réseaux sociaux avec, ont réussi à traduire la volonté d’une majorité silencieuse tenue, jusque-là, en dehors de la sphère du pouvoir, mais surtout ils ont réussi à mettre sur le devant de la scène cette majorité silencieuse loin des cercles de décision, en une force de frappe redoutable capable de renverser le cours des événements. La mobilisation est devenue instantanée, de type bottom-up …
Mais internet a surtout donné du pouvoir à des amis qui n’en avaient pas ou pas beaucoup si on se fie à la limite des 5000 amis imposés par Facebook. «Avoir des amis, c’est avoir du pouvoir», disait Thomas Hobbes dans le Léviathan (1651). Il mettait ainsi en évidence ce que les sociologues appellent aujourd’hui le capital social, c’est-à-dire «l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d‘inter-reconnaissance» (Bourdieu, 1987)
Le cyberespace est un espace asystématique, qui n’est pas construit selon le modèle pyramidal ou linéaire de fonctionnement des partis politiques, où des ordres venant d’en haut (élites) sont répercutés vers le bas (militants). Avec les réseaux sociaux, les militants se sentent affranchis des décisions des partis politiques, de leur pouvoir de contrôle et de coercition et le manifestent via leurs profils (vrai au faux). Les partis politiques ayant une structure pyramidale sont obligés de s’adapter en passant à une société en réseaux ou disparaître. Ce qui signifie un changement de rapport du pouvoir face à ceux-ci.
Dorénavant en Afrique, les mouvements sociaux se conjuguent avec un usage quasi scientifique des outils web par des actions de protestation, de lutte sociale, de lutte politique de la population contre l’Etat, les multinationales… Que ces mouvements soient initiés par les blogueurs, les cyberactivistes, des leaders d’opinion, ou pas.
Ces réseaux sociaux virtuels, fussent-ils politiques et /ou apolitiques, cohabitent désormais au Sénégal avec une organisation de type quasi militaire et une capacité de nuisance à nulle autre pareille. En organisant des meetings virtuels de grande ampleur, avec un dédoublement de l’espace, tant privé que public, rassemblant à la fois à deux sphères qui constituent désormais l’aire dans laquelle nous évoluons : celles du réel et du virtuel. Les interactions et les imbrications entre ces deux espaces, reconfigurent dès lors le champ du social et nécessitent de reconsidérer le lien entre les individus
Ces dérives n’augurent rien de bon à quelques mois de l’élection présidentielle du 24 février 2019. Le Sénégal compte presque 9 000 000 d’internautes actifs (ils étaient plus de 8 700 000 en 2017) sur une population d’un peu plus de 15 000 000 d’habitants. Non seulement, nous sommes de plus en plus nombreux à être présents sur les réseaux sociaux, mais surtout à y être très actifs pour des sujets qui nous préoccupent ou qui nous concernent directement.
Dans un billet daté de 2010, je parlais d’appropriation des Ntic par les hommes politiques, et le pouvoir politique actuel a compris l’importance de la communication en réseaux, en bloquant les réseaux sociaux, empêchant les Sénégalais de communiquer lors de la sortie de prison de Karim Wade et son extradition manu militari au Qatar.
Aussi, lors de l’arrestation du maire de Dakar, le signal de Rfi a été bloqué sans qu’aucune explication ne soit fournie.
Comme le ministre de l’Hydraulique qui, après les longues périodes de coupures d’eau à Dakar, a préféré s’adresser aux dakarois via un groupe Facebook T’es De Dakar qui compte tout de même 985 950 membres.
Comme si le net réussissait non pas seulement à traduire la volonté d’une majorité tenue, jusque-là, en dehors de la sphère du pouvoir, mais qu’il la transformait en une force de frappe capable de renverser le cours des événements.
Comme le disait Amadou Tidiane Wone (ex ministre et ex ambassadeur) les réseaux sociaux sont devenus …asociaux, notamment en ces périodes post-électorales, la prudence doit être de mise.
Lamine NDAW
lamine.ndaw@gmail.com
Join the Conversation
2 Comments
Leave a commentCancel comment
Point de vue largement partagée entièrement d’accord avec monsieur ndaw. Très fier de vous grand vu votre parcours
Félicitations au moins vous avez eu le mérite d’avoir esquissé et alerter les autorités pour essayer de trouver des solutions. Les autorités sénégalaises devraient se pencher sur ce problème des réseaux sociaux avant que ce qui est arrivé en inde avec whatsapp n’arrive au sénégal. Très belle contribution mr ndao