La théorie du parti-Etat et ses symptômes inquiétants

«Je vais réduire l’opposition à sa plus simple expression», cette formule maladroite et scandaleuse, prononcée par un chef d’Etat en exercice et de parti politique dans un pays démocratique, avait marqué les esprits et suscité beaucoup d’indignation. Cette lexie agressive avait été mal reçue par les observateurs de la vie politique sénégalaise soucieux de sa santé démocratique. En politique, l’improvisation, la spontanéité et la provocation conduisent très souvent à des désarticulations ou dérives langagières qui peuvent coûter très cher. Mais, ici, ce à quoi nous nous intéresserons et qui doit inquiéter plus que la formule de Macky Sall chaque Sénégalais, n’est ni formule extirpée d’une joute oratoire, ni propos mal articulé au cours d’un speech, mais un concept, une théorisation consciente et irresponsable du concept parti-Etat qui se fait doucement place dans le jargon pastéfien. Le parti Pastef s’approprie, légitimise et diffuse le concept parti-Etat. Qu’est-ce que cela désigne véritablement ? Il faut commencer par dire qu’il n’est pas du tout surprenant de voir le parti Pastef faire sien ce concept.
Au tout début, Pastef s’est présenté dans la scène publique et politique comme un parti de rupture, responsable et docte. Un parti qui mène une opposition de débats d’idées et de contributions constructives. Le parti s’est bien vendu auprès des Sénégalais. Pastef a toujours été perçu par les masses comme un parti de grands cadres, d’illuminés, de technocrates chevronnés, d’intellectuels pragmatiques, de gens honnêtes, vertueux foncièrement et substantiellement différents de la vieille classe politique. Dirigés par des syndicalistes et inspecteurs des Impôts et domaines, ils ont été acerbes et belliqueux vis-à-vis du régime de Macky Sall. Ils ont dénoncé et révélé avec un rare populisme des malversations, des détournements, sans jamais faire de propositions concrètes et réalistes sur les divers enjeux que traverse le Sénégal. Leur modus operandi a été de dénigrer, de décrédibiliser les politiciens traditionnels qui ont été traités de pilleurs, de sanguinaires, de bradeurs, de collabos, de traitres, etc.
Il est vrai que les régimes précédents sont reprochables sur la bonne gouvernance, mais le parti Pastef, qui a fait croire qu’il portait un projet salvateur, novateur et transformateur pour le Sénégal, a quasiment passé l’essentiel de son opposition à faire des révélations, des combats d’opinion, sans véritablement améliorer notre culture démocratique. Pire, Pastef a noyé le peu qui nous restait en termes de culture du débat civilisé. Les attaques ad hominem, les invectives, les menaces, la terreur par la pensée unique ont été érigées en armes politiques, en lieu et place d’idées, de convictions, de visions, d’humour, de nuance, de la légèreté et de la disputation.
Toute l’opposition de Pastef peut se résumer en trois mots : dénonciation, dénigrement et combat. Finalement, c’est le parti des faux-éclairés.
Aujourd’hui, arrivés au pouvoir, les pastéfiens ont du mal à dégager des perspectives claires pour sortir le Sénégal du gouffre dans lequel il est enfoncé. La responsabilité qu’exige l’Etat semble dépasser les leaders qui, depuis leur accession, cherchent des boucs émissaires au lieu d’assumer pleinement les difficultés héritées, les défis trouvés sur place. La charge de l’Etat implique humilité, responsabilité et challenge. Cette incapacité à endosser la situation du pays a poussé le chef du gouvernement, toujours dans la logique de polir une image politique plus vertueuse, salubre et sobre, à exposer devant la face du monde, l’état délétère des finances publiques sénégalaises affectées par la gabegie, selon lui, du régime du Président Sall.
Ce choix risqué ne sera pas sans conséquences, mais c’est le prix à payer pour justifier auprès de l’opinion la nécessité d’endiguer l’élan du système, de l’abattre et d’écarter ses hommes pour mettre des hommes forts du parti au cœur de l’Etat, quitte à trahir la promesse de l’appel à candidatures. Ils prônent un Etat géré exclusivement par les cadres du parti, c’est cela le parti-Etat. Réduire et confondre le parti à l’Etat. Pour eux, il s’agit de remplacer le système par le parti-Etat. L’antisystème, l’antidote du système, c’est dans leur logique bancale, le parti-Etat.
Ce concept, né historiquement à la suite de la révolution bolchevique de 1917 avec le Parti communiste de l’Urss (Pcus) qui devient l’unique pilier du pouvoir, contrôlant tous les aspects de l’Etat avec un monopole politique et idéologique (marxisme-léninisme), a fini par connaître une expansion dans les régimes autoritaires de la Chine maoïste, à Cuba, en Europe de l’Est ou aujourd’hui en Corée du Nord.
Dans une telle conception partisane de l’Etat, le parti tient à avoir une mainmise sur les différents pouvoirs, supprimant ainsi toute opposition. N’a-t-on pas entendu et le chef de l’Etat et le Premier ministre, deux figures majeures de l’Exécutif, se plaindre du rythme de la Justice, voire, pire, le chef de l’Etat a encouragé la clameur populaire à réclamer incessamment justice, mettre pression sur elle ? La séparation des pouvoirs est le cadet des soucis d’un régime qui prône un partisanisme étatique, ce qui est très dangereux dans ce Sénégal où les blessures et déchirures récentes des violences politiques n’ont pas encore cicatrisé. Les orientations du parti, ses vœux, humeurs, volontés, désirs et décisions risquent de devenir des directives centrales et étatiques. Le parti, en tant que partie, se prend pour le tout. Il s’impose, impose sa doctrine et nie, efface, supprime toute forme de dissonance possible.
Le communiqué du directeur du Grand Théâtre national, qui confond libertés individuelles et identité culturelle, mission d’une institution culturelle publique et liberté de conscience du personnel laïc, est très révélateur, car ici, la doctrine panafricaine du parti veut s’ériger en boussole des consciences libres.
Le parti-Etat est un fourretout qui mène à des confusions de rôles, une violation des textes juridiques fondamentaux et un bafouement parfois inconscient des principes démocratiques.
Le concept parti-Etat a servi à légitimer des pouvoirs autoritaires sous prétexte d’unité nationale. Le cas de la Guinée sous Sékou Touré a eu de nombreuses et douloureuses conséquences, allant de répression politique, violations de droits humains, exil massif des élites intellectuelles et professionnelles à l’échec économique, l’appauvrissement généralisé précipité par un isolement international. Ce cas voisin doit nous servir de leçon et nous inviter à la prudence, à la retenue et à la lucidité.
L’Etat transcende les partis. Le parti est périssable, l’Etat est durable. Pastef passera, fera son temps et l’Etat va demeurer. Aucun parti politique, aussi puissant soit-il, ne peut épuiser l’Etat.
L’Etat est souverain, le parti est dans l’ordre de la subordination. Dans un contexte où la réconciliation s’impose dans la justice et la vérité, nous devons penser à la reconstitution, à la solidification de notre Etat-Nation qui a été rudement éprouvé.
Mafama GUEYE