Quelle est donc cette alchimie qui nous retient au bord du précipice depuis la nuit des temps, nous autres Sénégalais, lorsque tout semble perdu et que même l’honneur est compromis ?

La décision du Conseil constitutionnel qui renvoie à leurs chères études et l’Exécutif et le Législatif, nous grandit parce qu’il y a entremêlées, quelque chose de l’âme de notre Nation, la mystique de notre République et la main invisible de notre Etat.

Alors que le Sénégal touche le fond sous les lazzis et quolibets de l’opinion mondiale, notre Patrie, que je me plais à définir comme un «pays situé en Afrique», aux yeux du monde occidental, rejoint les démocraties tropicales qui vous arrachent un sourire de compassion.

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Déjà, pour être la République du Sénégal et non pas la Fédération du Mali, il faut la mauvaise foi de Houphouët-Boigny et le sens pointu de l’intrigue de Jacques Foccart pour que de quatre pays, le Sénégal, le Mali, la Haute-Volta et le Bénin, il n’en reste plus que deux, face-à-face.

Entre-temps, la Haute-Volta et le Bénin entrent dans un ménage à quatre, le Conseil de l’entente, avec le Niger et la Côte d’Ivoire auxquels le Togo viendra s’ajouter. Pour consoler tous ces braves gens, il y aura quelques sucettes à distribuer, avec les compliments de la Françafrique.

Voilà donc le Soudan français de Modibo Keïta, face au Sénégal de Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia…

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Modibo Keïta, rude Mandingue musulman, n’aime pas le précieux Sérère catholique latiniste Léopold Sédar Senghor. Il préfère commercer davantage avec le Baol-Baol musulman Mamadou Dia, qu’il verrait bien comme son bras droit, alors que lui serait à la tête de la Fédération. Schéma idéal dans lequel Lamine Guèye ferait des piges à l’Assemblée nationale. A Senghor, l’on attribuerait un p’tit rôle dans le dispositif et il devrait s’en flatter en attendant que l’Histoire l’envoie aux oubliettes.

C’est sans doute à ce moment-là que naît l’âme de la Nation sénégalaise.
Le choix est fait : les Soudanais, comme on les appelle alors, sont neutralisés et embarqués dans le premier train pour Bamako. Avant d’être un païen, musulman ou catholique, Wolof, Bambara, Diola, Peul, Sérère ou Toucouleur, nous sommes des Sénégalais.

Ce qui n’est pas rien.
Certes, au regard des dernières actualités, le doute peut s’installer. Je le concède, parce que, franchement, il y a de quoi désespérer quand on vient du pays qui enfante des humanistes de pointures mondiales, dont la saga se raconte jusqu’aux confins de la planète, du genre Blaise Diagne, Lamine Guèye, Léopold Sédar Senghor, Isaac Forster, Cheikh Fal, Makhtar Mbow, Hyacinthe Thiandoum, Souleymane Bachir Diagne, Doudou Ndiaye Rose, Joseph Ndiaye, Ousmane Sow, Diagna Ndiaye, Makhtar Diop, Aziz Dieng, Sadiya Guèye, Akon, Youssou Ndour, Mbougar Sarr, Battling Siki, Aliou Cissé et Sadio Mané, pour finalement être représentés par du menu fretin, de l’espèce de Coura Macky, Mame Diarra Fam, Abdou Mbow, Ahmed Aïdara, Guy Marius Sagna, Barthélemy Dias, ces arbres loufoques qui cachent la forêt de crétinisme… Un esprit lumineux ébauche en trois «D», il y a de cela plusieurs décennies, le profil psychologique national : «Deureum, djiguén ak daradja.» Comprenez, l’argent, les plaisirs et les honneurs. Après ça, je sens que les féministes pures et dures vont encore s’arracher les cheveux naturels. Qu’à cela ne tienne…

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Illustration ?

Une vidéo circule qui montre un, euh, député, Modou Mbacké Bara Doly, qui anime le buzz récemment après sa candidature à la Présidentielle, quelques mois après une offense au chef de l’Etat qui lui vaut une garde à vue et des explications embarrassées… Un flagorneur le filme devant une rangée de bolides de dernier cri, dont l’un qui lui coûterait quatre-vingts millions en vulgaires Cfa. Rassurez-vous, il y en a d’autres, sans doute tout aussi onéreux. On distingue, dans le désordre, celui acheté pour la frime, celui pour se promener discrètement, celui avec lequel il bat campagne l’an dernier et sans doute d’autres pour les petites courses au marché et menus achats sur des coups de sang. Il exhibe, à l’occasion, deux immeubles mitoyens de plusieurs étages qui abriteraient sa smala manifestement à l’abri du besoin. Seule anomalie : pour tous ces monstres à moteur garés devant son p’tit empire, il n’y a pas de garage…

Le Nègre dans toute sa splendeur.
Un drôle de pistolet, si loin de cette folie douce qui habite les pères fondateurs de la Nation, pour laquelle ils auront sacrifié jusqu’à leur vie familiale : la mystique de la République. Senghor, qui renonce à l’héritage paternel, dont le rêve fou est d’entrer au Collège de France après 1963, se coltine d’affligeantes sénégalaiseries près de dix-huit années de suite, avant de remettre les clés de la maison Sénégal à un serviteur trop obséquieux pour être sincère.

L’erreur est humaine…
Mamadou Dia, chef de gouvernement, lors de son arrestation, n’a aucun bien immobilier et n’a dans son compte bancaire pas plus de 170 000 francs Cfa. Un de ses proches collaborateurs manque de se faire virer pour avoir eu la mauvaise idée de chercher à améliorer son confort. Alerté par l’épouse du président du Conseil de gouvernement qui lui montre la paillasse sur laquelle ils dorment, et l’équipement ménager vétuste, le missi dominici rénove le mobilier. Lorsque Mamadou Dia constate le changement, il convoque le malappris et lui passe un savon mémorable. Le limogeage est évité de justesse…

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Et puis, il y a Jean Collin… Un Toubab qui nous débarque du Cameroun avec la foi en notre Nation qu’il fait sienne. Lorsqu’il faut se déterminer, dès 1958, face à De Gaulle, alors que Senghor hésite et que Mamadou Dia évite de le heurter de front, Jean Collin, malgré les consignes, rédige un discours sans fioritures que Valdiodio Ndiaye prononce : le Sénégal veut son indépendance. Il occupe sept années durant le ministère des Finances, de 1964 à 1971, puis neuf années le ministère de l’Intérieur de 1971 à 1980, avant de devenir le vrai patron du pays. Ministre d’Etat, nommé avant le Premier ministre, Sg de la présidence de la République de 1981 à 1990, il est le vrai patron : si la mystique de la République devait arborer un visage, ce serait le sien.

Il l’incarnera également par la main invisible de l’Etat, avec sobriété, discrétion et rigueur.

C’est cette main invisible qui nous retient jusque-là au bord du précipice alors que même l’honneur est sujet à caution. Qui nous épargne des p’tits riens que les esprits chagrins comme le mien désignent accidentellement comme la raison d’Etat. Sauf que pour la tenir et la diriger sans trembler, il faut avoir, dans son tréfonds, un peu de l’âme de la Nation, et la mystique de la République.

Par Ibou FALL