L’Ar-t-naque de la corruption au Sénégal

La corruption se dit, se fait, s’impose, s’autorise et s’efface avec subtilité pour échapper au contrôle de la raison dirimante. Nous n’en parlons que peu pour y recourir quasi spontanément. C’est le «presque-rien». Ce n’est même plus rien. Elle fait la norme et marche, pour la plupart, partout, sans honte, ni remords. Ses mille et une bavures ne semblent pas microbiennes. Elle s’offre le luxe piètre de passer par le verbe tout puissant ou l’action détournée pour s’exprimer gaiement. Nous nous en accommodons obséquieusement.
Mais, n’arrive-t-il pas à la «conscience-rebelle», insultée et torturée, de «dégueuler», quelquefois silencieusement, ce «je-ne-sais-quoi», à la nomenclature plurielle, qui blesse notre moralité épinglée, momentanément de l’intérieur, sans que nous ne le souhaitions. Il s’agit plus précisément de quelques types de corruption, selon le jargon d’usage, qu’il urge de traquer et de combattre : grande corruption, petite corruption, corruption politique, corruption bureaucratique, corruption des entreprises, corruption judiciaire et corruption culturelle.
Les religions révélées considèrent le recours à l’activité corruptive comme comptant parmi les «grands péchés», un sacrilège, une abomination dont l’auteur mérite un séjour à la géhenne. Maudit est celui qui donne un pot-de-vin et celui qui le reçoit, dit le Prophète de l’islam (Sunan, no3580). Dans ce contexte, la mauvaise acquisition de bien, quelle que soit la nature, est une sorte de déclaration de guerre au Tout-Puissant en ce qu’elle perturbe l’ordre normal des choses. Aux yeux de la Bible, les personnes corrompues sont des méchants qui n’hériteront pas du royaume de Dieu. La Journée africaine de lutte contre la corruption a été célébrée le 11 juillet. Et, pour cette année, l’appel africain au combat contre ce «péché des temps modernes», pris pour être une atteinte à la dignité humaine, consciencieux des dangers relatifs à une aussi mauvaise pratique ancrée, apostrophe les gouvernements, la Société civile, les institutions, les médias, le secteur privé, l’université, les populations, etc.
Ainsi devons-nous, par souci d’efficacité, compter sur la prévention, la sensibilisation, l’harmonisation des pratiques de lutte et le raffermissement des peines. Le Droit international propose un ensemble de règles pour lutter contre les effets néfastes de la corruption, surtout sous l’angle économique (Ocde, Onu, Unodc, Cnucc, Fcpa) ; les lois nationales, chacune en ce qui la concerne et en fonction de ses évidences, interdisent le fait, mais passent pour promouvoir la routine du passage à l’acte au point que certains Etats plus «policés» en font une félonie, un extrême acte de trahison, un crime de lèse-majesté, qui mérite la peine capitale.
Aussi, reconnaissons que la corruption au col blanc est, souvent, tue, quelquefois maquillée, dénaturée, dissimulée, falsifiée, tripatouillée, afin qu’elle ne bavarde pas impoliment aux yeux des dirigeants, dominants parfois «dominés par leur domination» (P. Bourdieu).
Comprendre le sens de la corruption et ses effets fatals, c’est, déjà, choisir la voie du développement. Faire des recommandations, comme il est de coutume, c’est facile car ce n’est, après tout, que des mots. L’Office national de lutte contre la fraude et la corruption sénégalais (Ofnac), si efficace soit-il, avec ses divisions en charge des investigations, de la prévention et de la sensibilisation, ne semble pouvoir «mettre la main» que sur la partie visible de l’iceberg. N’oublie-t-il pas que la corruption n’est pas seulement une affaire de Droit ? L’exercice le plus difficile, c’est d’interdire avec la volonté ferme de faire respecter l’interdit et sévir sans discrimination aucune. Mais, occasionnellement, la peur de la contradiction guettant, la tendance à la «fermeture» des yeux se livre à la volonté de faire faire dont les conséquences sociales non maîtrisées orientent vers l’inaction comme solution. Que de bouc-émissaires à punir !
Sous ce rapport, une question me taraude l’esprit. La corruption se définit-elle comme une «maladie culturellement déterminée» ? Elle est omniprésente et nous sommes au moins sûrs qu’elle agite toutes les instances de la «réalité» sociale. Et, à ce propos, le contexte sénégalais en dit beaucoup sur la chose.
En 2024, selon Transparency International, l’indice de perception de la corruption au Sénégal avait atteint un score de 45 sur une échelle qui va de 0 pour les pays plus corrompus à 100 pour les moins corrompus. Cette situation alarmante a même conduit Ousmane Sonko, Premier ministre du Sénégal, à dénoncer l’existence d’une «corruption généralisée» au plus haut sommet de l’Etat, en accusant l’ancien président de la République et quelques-uns de ses ministres d’avoir manipulé les chiffres des finances publiques.
Dans cette perspective, il avait annoncé ouvrir des enquêtes portant sur ces prévarications financières. Et, aujourd’hui, certaines personnalités politiques et administratives sont jugées et emprisonnées, chacune en fonction de son degré d’implication défini par la loi. Cette forme de corruption étatique est, peut-être, maîtrisable, car les changements de régime politique semblent, chaque fois, le moment idéal pour l’indexer et tenter de l’annihiler avec un résultat davantage théâtralisé que significatif ; la manière changeant indéfiniment de physionomie pour qu’elle se réalise autrement.
En fait, qu’en est-il et que faut-il faire de ses ramifications socio-culturelles à l’œuvre aussi bien dans le secteur informel que dans l’Administration dont les conséquences maléfiques pour l’économie nationale ne sont plus à démontrer ?
Selon l’opinion publique, par son art de la répartie, le Président Senghor, après une entrevue avec les membres de la délégation d’une branche de l’Administration reçus en audience pour revendiquer l’augmentation de leurs mensualités jugées misérables, leur rétorque que les «salutations…» quotidiennes dans la circulation, sur les lieux de travail, entre individus pour «huiler» les relations, compensent, à suffisance, le niveau de salaire supposé bas. Méditons ensemble, et en toute sérénité, sur cette réponse, très certainement inattendue, mais encore d’actualité, venant de la plus haute fonction de l’Etat. Quelques termes et expressions wolofs nous donnent une idée sur la gravité du problème et son étendue.
D’ailleurs, derrière les vocables suivants se cachent, sous l’angle analytique, la défense des usages intenables de la corruption acceptée. Il s’agit principalement des termes bien chargés de sens de «donner du thé» (joxe attaaya), «donner du café» (joxe kafe), «donner du sucre» (joxe suukar), «saluer» (nuyoo), «instiller» (tuuf), «négocier» (maslaa), «les mains des habitants du Cayor doivent se croiser» (yoxoy Kajoor day weesaloo), «mettre la main dans la poche» (dugal loxo ci poos), «donner secrètement» (boxxal dara), «donner sa petite part» (dompal, compal), etc.
Enfin, sommes-nous culturellement des corrompus ? N’oublions pas que la langue n’est pas seulement un outil de communication, car du langage s’exprime la culture en acte. Dès le bas âge, nous utilisons un ensemble de mots et d’expressions enregistrés et enracinés au point que nous ne les remettions pas en cause. En interrogeant la langue, nous nous rendons compte qu’elle regorge de surprises !
Lamine NDIAYE
Professeur titulaire de classe exceptionnelle
Sociologie et Anthropologie