Suivre le débat public au Sénégal et la vie politique est assez éprouvant pour peu qu’on prête attention aux manœuvres et logiques en œuvre pour donner le tempo ou faire la météo de l’opinion. Les dernières sorties du Premier ministre Sonko sur une kyrielle de sujets, du voile à l’école aux outrages dans les médias et réseaux sociaux, en passant par le respect par la France de la tragédie de Thiaroye 44, révèlent avec du recul une volonté d’allumer plein de feux pour détourner de l’essentiel.
On aura compris que le Premier ministre et ceux qui le conseillent n’auront trouvé comme manœuvre face à toutes les questions soulevées dans la gestion du pays, que de créer à foison des polémiques. Le pouvoir est acculé par des polémiques à n’en plus finir, la solution maintes fois éprouvée en politique reste la même : créer d’autres polémiques grossières, mettre à l’agenda des débats passionnés et chasser toutes les questions lucides par un torrent d’arguments sensationnels. Les contre-feux, ça marche, et Ousmane Sonko a bien cerné cela. Et ce, au point d’en abuser pour finir par rayer le disque.
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Face à toutes les questions de l’heure, les plus hautes autorités, avec le Premier ministre en chef d’orchestre, s’amusent à jouer les presdigitateurs politiques pour fuir des débats et surtout détourner l’opinion. On ne va pas parler du coût de la vie et de la rationalisation du train de vie de l’Etat. Cette promesse faite depuis des années pour vouloir se conformer à une gouvernance de rupture avec la sobriété comme maître-mot, et refonte entière d’un système. Les cas de népotisme dans les nominations à des emplois publics sont aussi à dégager du débat, après le non-respect de la promesse d’appels à candidatures. Quand le grain qu’il faut moudre n’arrange pas, le pouvoir se démène à offrir des graines pour amuser la galerie et se donner du répit. Les nombreux engagements financiers de notre Etat, sur lesquels il faudra s’expliquer avec une machine à s’endetter tournant à plein régime au niveau du building André Peytavin, constituent un sujet qui ne doit pas prospérer auprès de l’opinion. Idem pour les centaines de jeunes qui disparaissent dans leur traversée de l’Atlantique ou pire, pris en captivité en Tunisie par des négriers modernes sans foi ni loi.
Au vu de tous ces sujets sérieux et de toutes ces questions pressantes, le Premier ministre Sonko, en bon magicien politique, a la formule pour détourner le débat. Il fait triompher l’anecdotique sur l’essentiel. Le trivial doit damer le pion au sérieux.
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Moment ne pouvait être mieux trouvé que la foulée des remises de prix aux lauréats du Concours général pour s’offrir une tribune médiatique et dicter le tempo de l’actualité pour bercer l’opinion. On soulignera dans la forme qu’une cérémonie destinée aux lauréats et leurs proches sera offerte par le Premier ministre au Grand Théâtre, après qu’une cérémonie officielle s’est tenue sous la présidence du chef de l’Etat, Bassirou Diomaye Faye, au Cicad. On aura vécu jusqu’à voir notre Etat se muer en lion à deux têtes ! Les propos du Premier ministre pour donner des os à ronger dans le débat public et fuir les questions sérieuses nous noient dans un puits de polémiques stériles et de débats vaseux.
Un Premier ministre doit être tout sauf l’instigateur de débats anecdotiques comme sur la question du voile ou de Thiaroye 44. La question du voile dans les établissements privés aura été réglée depuis la rentrée scolaire de 2019, mais avec la sortie du Premier ministre Sonko, on ne s’étonnera pas de part et d’autre, avec la prochaine rentrée, de voir de nouveaux incidents sur cette question. Quand on est dans un pays où la surenchère court les rues, l’excès de zèle s’érige en religion, et où la victimisation est un art, une autorité publique de premier rang se doit d’être plus dans une logique conciliante et de rapprochement des postures qu’un promoteur des antagonismes. Jouer à l’instigateur en chef n’est pas une épaulette qu’on aimerait voir apposer à l’uniforme d’un chef, quel qu’il soit.
Toujours dans la volonté de détourner le débat public, le Premier ministre veut se faire gendarme des réseaux sociaux et censeur de la parole dans les médias. Il juge inacceptable que l’honneur de familles et d’honnêtes gens se fasse piétiner en ligne, le tout sous couvert de liberté d’expression. Oublie-t-il que le terrorisme verbal et l’irrévérence de son armée digitale sont la quintessence même de tout le phénomène lié aux abus sur les réseaux sociaux ? S’il a des conseils à prodiguer pour qu’une République saine et assainie puisse vivre au Sénégal, il devra taper d’abord aux doigts de sa meute.
Les Romains donnaient du pain et des jeux, nos dirigeants nous servent pour leur part une eau fraîche faite de nationalisme primaire et réactionnaire en tentant de tirer sur tout ce qui bouge. La France et son Président Emmanuel Macron sont de bonnes cibles. Il faut ouvrir un front sur une base identitaire et jouer la carte du contentieux historique. C’est un dirigeant d’une ancienne colonie qui rabat le caquet au chef de l’ancienne métropole, les ingrédients sont bien trouvés pour faire les bons titres et galvaniser une jeunesse connectée par un souverainisme alambiqué. A voir certaines publications qui ont suivi la sortie du Premier ministre Sonko sur le massacre de Thiaroye et la nécessité de rendre la dignité à des fils du Sénégal, on voit la supercherie de certains de nos intellectuels laudateurs qui se font des caisses de résonance de tout discours guerrier. Pour la justesse historique et la substance de l’argumentaire, il faudra passer plus tard.
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Dans l’art de la distraction et du détournement du débat public, l’enfumage sur les questions judiciaires et l’exigence d’une transparence des dieux ne sont jamais loin. Le Peuple veut du sang et il faudrait trouver des moyens de lui en donner ou feindre de le faire. Il est agité cette semaine des convocations et arrestations imminentes de dignitaires de l’ancien régime qui auraient fauté dans leur gestion de ressources publiques. Dans un souci de reddition des comptes, les troubadours du régime actuel nous annoncent en grande pompe que des rapports de l’Inspection générale d’Etat (Ige), de la Cour des comptes et de l’Ofnac secoueront beaucoup de baobabs. Le vice est poussé jusqu’à nous annoncer la mise en place d’une ligne au niveau du ministère de la Justice pour réfectionner des cellules au Cap Manuel et à la Maison d’arrêt de Rebeuss afin d’accueillir des pontes. De certains cheminements loufoques et argumentaires tirés par les cheveux, on se surprend à imaginer le ridicule qui doit tapisser les murs de certains spin doctors et apprentis sorciers pendant qu’ils s’empressent de fabriquer leurs publications inédites ou leurs révélations. On voit bien des directeurs généraux fraîchement nommés s’égosiller en ligne sur des rapports confidentiels dont ils ont connaissance, jouant les inquisiteurs de pacotille. Il faudrait qu’ils mettent tout le Peuple dans la confidence pour qu’on soit aussi courroucés qu’ils sont.
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Il est louable que des rapports mettent à nu des faits de gestion graves, révèlent des malversations et que les auteurs dans la faute soient poursuivis. Toutefois, il faudrait bien se garantir que ce jeu ne sera pas une vulgaire chasse aux sorcières sélective. Une des promesses de la paire Diomaye-Sonko était la publication de tous les rapports d’audits concernant la gestion de toutes les structures publiques sur ces dernières années. Cette promesse doit être matérialisée au plus vite. Des rapports de l’Ofnac et de la Cour des comptes ont pu être publiés conformément à la loi, pour qu’ils soient connus du public, il serait également impératif qu’un même exercice soit fait avec toutes les missions de vérification faites par l’Inspection générale d’Etat (Ige). Un décret de déclassification serait un grand pas dans une quête de transparence quand on a comme slogan «Jubb, Jubbal, Jubbanti».
On dit de l’oisiveté qu’elle est une graisse dont le mal s’enduit, je veux bien croire à la promesse du Premier ministre de bouger des lignes et de faire du bon comme il invite les lauréats du Concours général à éviter d’être oisifs. Mais il devra à l’avenir trouver plus de bagout pour détourner le débat public à l’aide de contre-feux médiatiques. J’ose espérer que la note de service de la Délégation générale du contrôle et de l’occupation des sols (Dscos) en date du 31 juillet 2024, suspendant toutes les opérations foncières dans des zones bien ciblées du pays, n’est pas un autre contre-feu qui se révèlera sans suite, comme toute l’agitation précédente sur l’occupation du littoral après les effets d’annonce. L’anecdotique n’a vraiment pas sa place dans le Sénégal actuel.
Par Serigne Saliou DIAGNE – saliou.diagne@lequotidien.sn