L’Assemblée nationale du Sénégal du mois de septembre 2022 : suite et pas fin

Malgré les soubresauts, le pouvoir législatif sénégalais est bien debout, et à bonne date et dans les délais. Cette Assemblée nationale sénégalaise est bien représentative dans sa diversité, des partis politiques, terroirs, ethnies et religions de notre pays. Et pourtant, avec un démarrage sur les chapeaux de roues le 12 septembre 2022 (on craignait le pire), l’arrivée (la clôture de la session extraordinaire du 22 septembre 2022) est rassurante. En scrutant les Cv des députés de la XIVème législature, on se rend compte de la distribution des compétences, origines et expériences de nos parlementaires version septembre 2022 : un bon cru de brillants avocats, d’ingénieurs polytechniciens, de docteurs en pharmacie, de docteurs en économie, de professeurs et d’enseignants, d’inspecteurs des Impôts, de pasteur, d’éleveurs et de pasteurs, de Sénégalais de la diaspora (aux expériences diverses et variées), d’anciens activistes de la Société civile, de femmes au foyer, de personnes à peine alphabétisées, etc., bref des Sénégalais de tous horizons. Et quelle richesse en ressources humaines ! Un échantillon de 165 Sénégalais qui représente apparemment bien les 16 700 000 habitants de notre pays.
Il y a trois mois seulement, personne n’aurait imaginé un tel casting dans la qualité et la quantité, mais surtout dans l’expression des majorités ou minorités.C’est justement ce qu’il nous faut dans nos instances républicaines de décisions, du pouvoir pour mener le pays à bon port. En une dizaine de jours, le nouveau visage de l’Assemblée est apparu.
Les dates des 12, 15 et 20 septembre 2022 marquent respectivement les échéances d’installation de la présidence, du Bureau et des commissions de la XIVème législature du Sénégal. Ces dates signifient en même temps un tournant historique. En effet, les résultats des élections législatives de juillet 2022 ont eu des conséquences sur l’évolution démocratique et le contrôle du pouvoir législatif au Sénégal. Car pour la première fois, un régime sénégalais, au pouvoir, ne contrôle pas l’Assemblée au 3/5. Cette situation est inédite. Une remarque également importante est que la coalition au pouvoir ne dispose pas de la majorité de 3/5 à l’Assemblée nationale pour envisager des réformes constitutionnelles. Ces dernières nécessitent le vote favorable de 99 députes.
D’où l’existence d’une incertitude dans les démarches et attitudes des uns et des autres, face à l’exiguïté des marges de manœuvre. Rien ne sera plus comme avant.
Une majorité relative très étroite
La seule certitude, c’est l’étroitesse de la majorité : 83 députés pour le régime au pouvoir, 80 pour l’opposition et deux députes non-inscrits. Il y a donc deux coalitions qui occupent le haut du pavé. Et pourtant, chacune des deux est vraiment sur le fil du rasoir. La moindre perte d’attention peut entraîner une bascule de majorité ou un «deadlock», c’est-à-dire un équilibre parfait. Et dans ce dernier cas, il faudra s’attendre à des négociations. Ces dernières peuvent affecter le fonctionnement régulier des institutions de la République. Peut-être que dans cette hypothèse, le «tie-break» du chef de l’Etat sera, un jour, nécessaire. Dans ce cas-ci, on dira adieu à l’idéal d’indépendance, d’équilibre et de contrôle réciproque des deux pouvoirs que sont l’exécutif et le législatif.
Ainsi donc, pour cette fois, la discipline au sein des deux coalitions rivales est de rigueur. Aucun faux-pas n’est permis. Ceci, par rapport au comportement au sein des coalitions. Quid des relations entre les coalitions : il faudra dialoguer, négocier pour faire passer les lois. Une des lois sera surveillée comme du lait sur le feu : c’est la Loi de finances. Sans dialogue, en l’absence de négociations et de compromis, un pays ne peut pas fonctionner si des lois de finances ne sont pas votées et promulguées à temps. Les dépenses de la présidence de la République, des Forces armées, des ministères de la Justice et de l’Intérieur peuvent-elles attendre l’issue des «bras-de-fer» entre deux coalitions rivales pour obtenir l’autorisation de dépense de crédits et de paiements publiques ?
Le pouvoir et l’opposition devront donc faire preuve de responsabilité, de diplomatie et d’habileté pour cheminer jusqu’aux élections présidentielles de février 2024. Mais toutes les deux puissantes coalitions seront bousculées par une jeunesse impatiente, au chômage, inoccupée, et… surtout désespérée.
Un président de la République aux pouvoirs constitutionnels très puissants
Mais au-delà de la configuration inédite de cette Assemblée nationale, l’inclusion effective et efficace de la jeunesse sera un facteur de réussite du maintien de la stabilité du pays. C’est une préoccupation politique. Seul le président de la République est habilité à définir la politique de la Nation et la faire appliquer par le Premier ministre.
Les jeunes se sentent exclus. Alors ils sont prêts à tout casser. Ils veulent tout détruire et repartir à zéro. Le système actuel ne leur offre aucune perspective. Ils n’ont pas, de «yaakaar», d’espoir en l’avenir tracé par les élites actuelles. Telle est l’équation de la jeunesse sénégalaise. Un équilibre de la situation de la jeunesse sénégalaise difficile à réaliser. Car cette équation résulte d’un cumul de manquements s’étalant sur plusieurs années, voire sur de nombreuses décennies. Malgré tout, nous allons essayer de prédire les comportements possibles des jeunes face aux élites actuelles et futures. Notre analyse est basée sur une arithmétique simple.
L’Agence nationale de la statistique et de la démographie estime que 200 000 jeunes âgés de 18 ans entrent, chaque année, dans le marché du travail. Pour la période considérée de mars 2000 (date de la première alternance) à mars 2024 (date de la prochaine élection présidentielle) donc, d’ici là, 4 800 000 jeunes auront fait leur entrée dans le marché du travail. Ces derniers sont situés dans la tranche d’âge de 18 à 42 ans.
Puisque tous les gouvernements successifs prétendent avoir créé 100 000 emplois par an qui pourraient être analysés comme suit :
A/les jeunes ayant obtenu un emploi entre mars 2000 et février 2012 : 1 200 000 ;
B/ les jeunes ayant obtenu un emploi entre mars 2012 et février 2024 : 1 200 000 aussi ;
C/les jeunes âgés de 18 à 42 ans n’ayant pas eu d’emplois, donc au chômage, sont estimés à 2 400 000 dont 600 000 dans la seule région de Dakar.
Ces 600 000 jeunes de la région de Dakar sont les énergies de manœuvre et d’explosion de tout mot d’ordre. Il n’est pas nécessaire de les rassembler autour d’une idéologie ou d’une cause. Ces jeunes veulent tout casser. Ils exigent de tout détruire d’un système auquel ils ne s’identifient pas. Ou ils désirent, du moins, anéantir en bloc un système qui ne leur apporte rien. Les 2 400 000 jeunes sont en colère.
Les Forces de l’ordre, qui accusent un déficit d’effectif de 22 500 agents (policiers : 13 500 et gendarmes : 9000) ne peuvent pas les contenir afin d’assurer un maintien de l’ordre digne de ce nom. Or, si ces jeunes décident de protester, il faudra un maintien de l’ordre efficace.
En comparant le Sénégal à la France, il convient de noter que l’Etat doit encore recruter pour la police et la gendarmerie. Pour la seule région névralgique de Dakar, il faudrait 5625 policiers et gendarmes, en plus du déploiement habituel, afin de contenir et repousser efficacement les manifestants et éviter la situation des agitations des 4, 5 et 6 mars 2021. En effet, la force compte. Une force suffisante, en qualité et en quantité, doit rester à la loi. Par ailleurs, si ces 2 400 000 jeunes, en général, tous radicaux et extrémistes, ont chacun une carte d’électeur, même avec un taux faible de participation aux élections de 46%, ces jeunes sont porteurs d’1 104 000 voix au moins ! L’arithmétique est évidente, ce sont les jeunes qui feront la différence aux élections présidentielles de 2024. Car au vu des chiffres, le taux de chômage structurel des jeunes dans cette tranche d’âge de 18 à 42 ans est de 50%. C’est énorme et c’est intenable. L’approche des élections de février 2024 rend la situation difficile, à la limite volatile. En effet, quelques-uns des membres des deux collations dominantes pourraient être tentés de se porter candidats aux élections présidentielles. Sauf à prévoir, de part et d’autre, des consignes strictes de discipline et d’unanimité à la soviétique dans chaque coalition. Mais rien n’est moins sûr. Dans ce Sénégal de 2022, et à la lumière des résultats des élections législatives de juillet 2022, en politique, les ambitions personnelles ou les logiques basées sur des considérations liées au terroir, à la religion, à l’ethnie, à la famille, au clan, aux coteries partisanes, à la race, sont devenues des réalités. La cohésion et «l’esprit de corps» seront donc difficiles à maintenir.
Le président de la République et sa coalition devront alors marchander, dialoguer, transiger pour gouverner et mener l’esquif à bon port. Il n’empêche que les immenses pouvoirs du Président restent importants. Et ils sont inaltérés : c’est lui qui est le gardien et le garant de la Constitution, de l’unité nationale, de l’intégrité territoriale, de la stabilité, il préside le Conseil supérieur de la magistrature, il est le chef suprême des Armées, il nomme aux emplois civils et militaires, il peut aussi appliquer les dispositions de la Constitution relatives aux articles 52 et 69, que nous qualifions respectivement d’armes tactiques et d’armes stratégiques. Bref, ses puissants pouvoirs constitutionnels sont restés intacts.
L’article 52 de la Constitution et les pouvoirs du domaine du législatif : une arme législative tactique
Les deux coalitions dominantes sont conscientes de ces pouvoirs. Il faudra donc, souvent, négocier. Et parfois, peut-être que le Président décidera tout seul, en matière de politique étrangère, de défense et de politique intérieure. Toutefois, le Président ne peut pas dissoudre l’Assemblée avant le 11 septembre 2024 ! C’est l’un des rares pouvoirs du Président à être encadré. Mais la Constitution lui offre la possibilité de contourner la difficulté d’un Parlement bloqué. En effet, selon l’article 52, l’arme tactique de la Constitution : «Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité du territoire national ou l’exécution des engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate, et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ou des institutions est interrompu, le président de la République dispose de pouvoirs exceptionnels. Il peut, après en avoir informé la Nation par un message, prendre toute mesure tendant à rétablir le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et des institutions et à assurer la sauvegarde de la Nation.» Cet article 52 de la Constitution est, en utilisant les termes du champ de bataille militaire, «l’arme tactique du président de la République». Il pourra s’en servir afin de gouverner jusqu’aux prochaines élections présidentielles de février 2024. En effet, un blocage persistant ou répétitif du fonctionnement régulier de l’Assemblée nationale peut faire déclencher les pouvoirs exceptionnels du président de la République. Et en pareil cas, même si l’Assemblée nationale ne peut pas être dissoute, la Constitution autorise le chef d’Etat, avec cet article 52, à exercer des pouvoirs du domaine législatif. Ce serait alors la prise d’ordonnances par le président de la République. Cela pourrait entraîner des manifestations, des protestations sporadiques ou prolongées de l’opposition et de la Société civile. Quant à l’article 69, c’est l’arme législative stratégique qui instaure des états d’exception d’urgence et d’état de siège.
Avant l’occurrence -occurrence qu’il ne faut surtout pas exclure- de ces cas de figure, une voie salutaire serait de mettre en place des «caucus» pour élaborer des programmes capables de faire dégager des consensus et d’instaurer des corridors afin d’éviter une polarisation excessive pouvoir/opposition. Un espace supplémentaire de rencontre, d’échange et de partage est ouvert entre pouvoir et opposition. Seuls la représentation populaire et le pouvoir du bulletin de vote sont capables de faire faire à une Nation, des sauts démocratiques de qualité. Tant mieux.
Le comportement idéal d’un député sénégalais au sein de l’Hémicycle
Mais les acteurs sont réputés être tous des responsables. Une responsabilité qui est très importante du point de vue de la viabilité du pouvoir législatif.
En décembre 1962, dans un régime de parti unique, une dispute entre les partisans du président de la République et ceux du chef du gouvernement avait entraîné l’irruption des Forces de l’ordre. En effet, les gendarmes avaient sécurisé le pourtour de l’Assemblée nationale sur réquisition du chef du gouvernement. Et le vote prévu de la motion de censure contre le gouvernement n’eut pas lieu au sein de l’Hémicycle. Le vote se déroula finalement au domicile du président de l’Assemblée nationale, à quelques mètres du Palais présidentiel.
Le 12 septembre 2022, les gendarmes ont pénétré dans l’enceinte de l’Hémicycle pour sécuriser les votes des députés des deux coalitions rivales et de ceux des deux parlementaires non-inscrits. Cette fois, la présence des gendarmes a été requise par la présidente-députée, doyenne d’âge sachant lire et écrire la langue officielle, de la séance d’installation du président de l’Assemblée nationale.
Mais cette responsabilité postule l’abandon d’actes d’indiscipline, de vandalisme, de défaut de révérence envers le drapeau national et les institutions républicaines, de manque de civisme et d’absence de patriotisme tels que le saccage de bulletins de vote, les insultes et les invectives, la tentative de «vol» d’urnes destinées à recueillir les bulletins de vote des parlementaires. On ne peut pas réclamer la démocratie et empêcher de faire connaître le libre choix des autres. Cela s’appelle «un totalitarisme obtus». En échange, il faudrait un comportement idéal de «gentlemen», de députés du Peuple. Ces derniers devraient être intransigeants et fermes sur les principes, tout en échangeant et partageant avec la force convaincante des idées et des arguments. Ce faisant, ils reflèteraient correctement l’image attendue d’eux par leurs mandants.
La vendetta face aux insultes, invectives ?
Et pourtant, le député qui s’est singularisé dans ces comportements reprouvés par tous les Sénégalais, devrait être conscient de ce que la démocratie sénégalaise vient de lui offrir. En effet, le Peuple en a fait un de ses représentants. Et cette qualité lui donne la chance inouïe, encore inespérée pour lui il y a seulement 45 jours, de prendre l’avion et d’atterrir à Paris. Une fois à Paris, il lui serait loisible de manifester, sans être inquiété, sur la place du Trocadéro, et sur le champ de Mars, à quelques jets de pierres de l’Assemblée nationale, berceau mondial de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. Il y a là, la magie et la puissance de la double protection d’un passeport diplomatique et d’une immunité parlementaire ! Et aussi, on identifie par-là l’expression de la volonté de coopérer librement entre deux pays souverains. Il suffit d’être détenteur d’un passeport diplomatique pour être accepté sans visa. C’est un privilège accordé aux diplomates sénégalais.
Au total, il faut plutôt persévérer dans l’éducation, la formation, l’octroi d’emplois et d’occupation et l’encadrement des jeunes, en s’adaptant à la puissance des réseaux sociaux. Cela montre que les jeunes ont besoin d’être éduqués, instruits et encadrés de manière adéquate, afin de mieux bénéficier d’un «savoir-être» profitable à leur futur. L’insolence et les invectives ne pourront pas prospérer longtemps, car les Sénégalais se rendront vite compte de leurs limites objectives ; sauf à appeler à la vendetta parce qu’on a un parent ou un ami copieusement insulté sur les réseaux sociaux.
Que Dieu nous en garde.
Colonel (er)El Hadji Alioune SECK
Grand officier de l’Ordre national du mérite
USA Naval Postgraduate School Graduate.
Consultant sénior, défense, stratégie, sécurité et diplomatie.
Ecrivain