Ce jour du 12 février 2022 est pour moi une date mémorable pour célébrer, faire l’éloge d’un angliciste de renom.
Je ne pouvais me soustraire à une telle obligation pour plusieurs raisons. D’abord, l’amitié qui me lie à monsieur Mathiam Thiam, ensuite en ma qualité d’aîné dans la carrière d’angliciste et, enfin, sa constante présence à mes côtés. Mais il y a plus. En effet, j’ai eu l’insigne honneur d’avoir été choisi comme parrain de cette auguste cérémonie.
Je souligne déjà que la laudatio est une ancienne pratique académique, malheureusement en passe de disparaître, et que le sargal d’aujourd’hui nous permet de réactualiser. Cette disparition serait d’autant plus regrettable que la laudatio, le kaň wolof, et les chansons de geste font partie de notre patrimoine culturel négro-africain par le biais de nos pratiques discursives. Pourrait-on s’étonner que le pragmalinguiste que je suis puisse profiter des «ruses de la raison orale» pour faire l’éloge de son cadet, conformément aux traditions négro-africaines, afin de le montrer, de l’ériger en exemple au profit des jeunes générations ?
Lorsque j’ai vu l’expression «Sargal Mathiam» dans le faire-part de la cérémonie, je me suis aussitôt dit que c’était aussi l’occasion de revisiter cette notion dont l’extension n’est autre que la consécration d’une personne fort méritante, en l’occurrence un enseignant-chercheur, un didacticien, un angliciste hors-pair.
Enfoui depuis longtemps dans la mémoire du Kajòor, ce terme a resurgi ces vingt dernières années. Le verbe sargal, conjugué en «Sargal Mathiam» est un segment lexical insécable, autonome et non composite, qui n’a pas de radical. Il s’agit donc d’une exception linguistique. Comparée à d’autres syntagmes verbaux wolof du même champ sémantique, tels que «Ňaanal Mathiam» (formuler des vœux pour Mathiam), «Màggal Mathiam» (célébrer Mathiam), «Teral Mathiam» (honorer Mathiam), l’expression «Sargal Mathiam» fait davantage ressortir le caractère linguistique exceptionnel d’un syntagme verbal sans radical, contrairement à «Teral Mathiam», si l’on sait que «teral» vient du radical «tedd» (qualificatif qui s’applique à Mathiam au figuré comme au propre).
«Sargal Mathiam», combien cette expression est intéressante pour les linguistes que nous sommes, pour au moins trois raisons !
– La première, c’est son efficacité applicative pour désigner la consécration, ici, celle de notre collègue angliciste.
– La deuxième, c’est son caractère linguistique exceptionnel d’entrée lexicale autonome (lexical entry), dotée d’un suffixe mais sans radical. Le suffixe al normalement un morphème libre, devient ici exceptionnellement un morphème lié.
– La troisième et dernière raison, c’est sa fonction transitive qui nous permet de l’appliquer à Mathiam Thiam : «Sargal Mathiam !»
C’est justement son caractère à la fois dynamique et transitif qui le lie profondément à Mathiam Thiam, un homme d’action qui vit dans un présent continu, mais qui aussi scrute l’avenir avec sérénité, un homme de terrain. La marque déposée de Mathiam Thiam se décline dans le tryptique suivant :
– La perfection dans la pratique linguistique, comme le montre son maniement rigoureux et exquis de la langue anglaise, alliant «fluency and accuracy» ;
– L’innovation technologique par le recours au matériau didactique endogène ;
– Le travail de terrain pour confronter les théories des amphithéâtres aux réalités locales.
Il ressort, de tout cela, l’engagement sans faille de Mathiam Thiam !
Cher collègue, en parlant de votre statut de linguiste, vous comprendrez naturellement que j’oriente plutôt ma réflexion vers la pragmalinguistique dont la philologie, la grammaire anglaise et surtout la didactique de l’anglais, dont vous êtes un grand spécialiste, sont les champs d’application pratiques. Tout didacticien s’avère, en quelque sorte, un pragmalinguiste et un sémanticien. Je n’en veux pour preuve que votre tout dernier essai, Letters and chronicles (2021), qui accorde une bonne place à la formation des mots et à des champs sémantiques précis de la langue anglaise.
L’apport de Mathiam Thiam, qui est très original, se situe dans la transformation des réalités endogènes locales en pratiques pédagogiques, conformément à un certain nombre de théories et d’approches pédagogiques. Parmi ces théories et approches figurent en bonne place l’Approche communicative, communément appelée Communicative language teaching (Clt), l’Approche par les compétences (Apc), la Taxonomie de Bloom, etc.
Dans le schéma ancien et à la faveur du structuralisme, l’enseignement de l’anglais reposait essentiellement sur des modèles théoriques, sur des pattern drills, et passait inéluctablement par la mémorisation et la récitation. Par exemple, en ce qui concerne l’enseignement du vocabulaire, l’apprenant devait mémoriser, dans un dénuement contextuel absolu, des mots anglais disposés en colonnes et traduits en français. L’enseignement des verbes irréguliers reposait, lui aussi, sur la même structure en colonnes avec, comme vis-à-vis, les déclinaisons des verbes au prétérite, ensuite au participe passé, le tout suivi par la traduction en français de l’infinitif.
Mathiam Thiam opère un changement de paradigmes en déconstruisant les anciennes pratiques, les «paradigmes perdus» selon la belle formule de John Casti, à travers notamment leurs transformations en activités didactiques communicatives reposant, entre autres toiles de fond contextuelles, sur les notions de information gap et de problem solving.
Homme de terrain infatigable, vous avez parcouru en une décennie, de 2012 à 2022, plus de 13 000 kilomètres, à effectuer des randonnées, excursions et voyages pédagogiques. C’est ainsi que vous avez couvert tout le Sénégal, en particulier les grands axes, les grands départements du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest, sans oublier le Centre, notamment le bassin arachidier, Kaolack et Kaffrine, et le Sénégal oriental. Ces efforts, à la limite du prométhéen, vous ont été dictés par l’impérieuse nécessité de transformer les caractéristiques spécifiques des terroirs en matériaux didactiques, conformément à votre vision qui cadre parfaitement avec la Loi d’orientation de l’Education nationale.
Pour rappel, mon cher collègue, vous avez occupé différentes fonctions : enseignant-chercheur, didacticien, chef de département, Inspecteur général de l’éducation et de la formation (Igef), etc. Ces diverses postures vous ont permis d’imprimer votre marque indélébile sur le paysage linguistique et didactique du Sénégal. Vos fonctions d’Igef participent incontestablement de l’affirmation de votre leadership transformationnel. Homme de terrain, vous avez animé de nombreux séminaires, tables rondes, cérémonies de dédicace, sans parler des «dîners didactiques» dans des hôtels de la capitale, le tout au profit des enseignants, pour ne citer que ceux-ci.
Mathiam Thiam, c’est «The Lord of Elt», comme l’appellent les professeurs d’anglais ; c’est aussi l’un des gardiens du temple de la langue anglaise. Lorsque, parfois, soit par imprudence, soit par une profonde méconnaissance de cause, des personnalités étrangères à notre discipline émettent des jugements dépréciatifs sur la formation des anglicistes sénégalais, le porte-étendard qu’il incarne s’érige en bouclier. Et il le fait toujours avec la matière et la manière !
«Retired but not tired» est votre devise, votre cheval de bataille, et la production scientifique, le cheval d’orgueil du vaillant preux de la langue anglaise que vous êtes.
Si vous demandez aux Sénégalais de vous citer le nom d’un savant sénégalais, le nom de Cheikh Anta Diop tiendrait sans aucun doute le haut du pavé. Et pourtant, il y en a bien d’autres ! Mais dans le contexte universitaire dont Mathiam Thiam est issu, on préférera volontiers parler de sachant. En vérité, le savant, c’est cette personne dotée d’une science au processus achevé, ce que semble déconstruire aujourd’hui la postmodernité, car le «faillibilisme épistémologique» de Karl Popper fait de la science un processus inachevé, en perpétuelle construction ; le sachant, c’est tout simplement l’homme de science dont la formation qualifiante est la maîtrise de sa discipline et la profondeur de ses connaissances. Comme le disait Hernani de Victor Hugo, c’est une force qui va.
C’est en 1976 que vous et moi avons fait connaissance, et c’était dans un contexte éducatif, précisément, dans le cadre de la formation des volontaires du Corps de la paix américain. Nous avions alors pour mission de préparer ces derniers à l’enseignement dans les coins les plus reculés du pays. Depuis lors, nous avons entretenu une amitié féconde à tout point de vue, même si, au demeurant, mes jeunes collègues, mes enfants spirituels, tendent à me ravir la vedette auprès de lui. J’en suis à la fois heureux et honoré, puisque cela montre que la graine ne meurt point !
Letters and chronicles que j’ai eu le privilège d’éditer, a été préfacé par mes deux jeunes collègues, le docteur Cheikh Sadibou Diagne et le professeur El Hadji Cheikh Kandji. Je félicite les deux préfaciers pour la qualité du travail accompli.
Cet ouvrage, conçu avec beaucoup d’imagination, sonne en quelque sorte comme Les Mémoires de Mathiam. L’auteur y retrace, avec beaucoup de passion, les écoles qu’il a visitées, les régions où il s’est rendu, les exercices de grammaire observés et pratiqués, les êtres et choses chers qu’il a tant aimés.
Je ne saurais terminer sans rendre un vibrant hommage aux trois marraines de la cérémonie, mesdames Safiétou Ndiaye, Marième Sarr et Fanta Boiro Fofana, mais aussi à l’Ates -Association of teachers of english in Senegal.
Je dois, à la vérité, de rappeler que si Mathiam a pu s’illustrer, c’est en partie grâce au cadre intellectuel de la Fastef qui a su créer autour lui les conditions de son épanouissement. C’est la raison pour laquelle j’étends cette laudatio à ses collègues, en particulier les pères fondateurs du département d’anglais que furent madame Thérèse Ndiaye, aujourd’hui arrachée à notre affection, messieurs Pierre Basse, Amadou Diop, Moussa Agne et Boubacar Kane. Je les étends aussi à une enseignante exceptionnelle, modèle de courage académique, parangon de la droiture et du dévouement professionnel, madame le professeur Fatou Diouf Kandji.
Pour conclure, le monde a connu de grandes Ecoles de pensée dans divers domaines, à l’instar de l’Ecole de Francfort, en philosophie, l’Ecole de Vienne en économie, l’Ecole de Strasbourg en histoire économique et sociale et, enfin, l’Ecole de Dakar en littérature britannique contemporaine, que j’avais mise en place avec le Professeur Mamadou Gaye et quelques jeunes collègues, pour ne citer que celles-là. J’appelle ainsi de tous mes vœux que des recherches à la Fastef, provenant des stagiaires, des enseignants, des formateurs et des inspecteurs systématisent «l’Ecole de Dakar en didactique de l’anglais».
L’Ecole de Dakar en didactique de l’anglais pourrait partir de la voie déjà balisée par Mathiam Thiam, à savoir l’élaboration et la transformation de réalités locales et leur opérationnalisation en pratiques de classe. Elle pourrait, par exemple, s’inscrire dans une dynamique d’opérationnalisation des savoirs théoriques et des grands principes pédagogiques en pratiques pédagogiques, mais également de transformation des réalités endogènes, locales, en activités didactiques communicatives ; le tout codifié dans un Manifeste validé par la communauté éducative. Tel est le gage de la pérennisation du legs des enseignants-chercheurs de cette prestigieuse institution -la Fastef- qui, elle aussi, a tout un métarécit.
Mamadou KANDJI
Officier de l’Ordre International
des Palmes Académiques du Cames
Doyen Honoraire de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines