Avec le décès du Professeur Iba Der Thiam, le Sénégal perd l’un de ses plus valeureux fils. L’homme avait fait don de sa vie à la Nation. Durant une riche carrière qui s’est étendue sur plus de trois générations, le Professeur, comme ses étudiants aimaient l’appeler, était au centre des plus grandes batailles pour la défense et l’illustration de l’histoire du Sénégal et de l’Afrique en général. Il a été un acteur principal du projet de l’Unesco de ré-écriture de l’histoire de l’Afrique dont les huit volumes servent de référence indispensable pour quiconque s’instéresse à une lecture déco­lonisée de l’histoire de l’homme noir.
Le Professeur Iba Der Thiam incarnait, au plus haut point, le statut d’enseignant-chercheur. Il a gravi avec brio tous les échelons de notre système éducatif. Commençant comme instituteur adjoint, il a fini sa carrière au sommet de la hiérarchie comme Professeur d’histoire agrégé des universités. Il a été directeur de l’Ecole normale supérieure de Dakar, aujourd’hui Faculté des sciences et techniques de l’éducation et de la formation, où les cadres de l’école sénégalaise sont formés, à un moment critique de son histoire. En tant que ministre de l’Education nationale ayant en charge le système éducatif, de l’école élémentaire à l’enseignement supérieur, il a joué un rôle central dans la mise en œuvre du projet de l’Ecole nouvelle inspiré par les Etats généraux de l’éducation et de la formation. Son passage au ministère de l’Education nationale a grandement contribué à l’instauration de la gestion démocratique du personnel enseignant et au recentrage des programmes d’enseignement.
Son action avait également contribué à rapprocher l’école des populations qu’elle sert. Le système de parrainage qu’il avait initié avait à la fois un rôle symbolique et pédagogique. Il avait permis aux populations de s’approprier l’institution scolaire par le choix de parrains, et de contribuer à la production d’un savoir historique local à travers les recherches biographiques sur les parrains. Si aujourd’hui la plupart de nos écoles portent les noms de figures nationales de renom auxquelles nos enfants peuvent s’identifier, c’est grâce à son action.
Iba Der Thiam peut être considéré, sans risque de se tromper, comme le plus grand serviteur de l’école sénégalaise de sa génération. Mais au-delà de son rôle de syndicaliste, défenseur infatigable des in­térêts de l’école, d’administrateur telentueux, sa contribution à l’écriture de l’histoire du Sénégal est encore plus remarquable. L’histoire était sa vraie passion. Ses publications, qui se comptent en milliers de pages, fournissent l’analyse la plus complète de l’histoire politique et syndicale du Sénégal. Péda­gogue dans l’âme, il a réussi à combiner recherche fondamentale et appliquée, offrant aux enseignants des collèges et des lycées les livres indispensables pour l’enseignement d’une histoire du Sénégal débarassée des biais eurocentriques.
Je voudrais terminer ce court témoignage sur une note personnelle. J’ai eu un compagnonnage de plus de trente ans avec le Professeur Iba Der Thiam. Il était mon mentor, collègue et ami. Iba Der Thiam a eu une influence décisive sur ma carrière. En 1985, alors jeune instituteur, j’avais réussi simultanément au concours des inspecteurs adjoints de l’éducation nationale et à l’examen des normaliens instituteurs qui m’ouvrait les portes de l’Uni­versité. Je voulais terminer ma formation d’inspecteur adjoint en un an et après poursuivre mes études au Dépar­tement d’histoire, mais le directeur de l’Ecole normale supérieure s’était opposé. Il me força à choisir l’une ou l’autre des formations. Le Professeur Iba Der Thiam, alors ministre de l’education nationale, intervint en ma faveur, alors qu’il ne me connaissait même pas. Son credo était qu’il fallait récompenser et non punir l’excellence. Nos chemins se croiseront au Département d’histoire où il sera le superviseur de mon mémoire de maîtrise, qui a été le premier travail de recherche au niveau du département, consacré à la Mouridiyya. Le Professeur Thiam était un admirateur de Cheikh Ahmadou Bamba. Non seulement il a soutenu ma recherché, basée essentiellement sur des sources internes mourides et sur une critique radicale des archives coloniales, il m’encouragea à écrire une thèse de doctorat sur le même thème. Lorsqu’on m’a offert une bourse pour poursuivre des études de doctorat aux Etats-Unis, il me conseilla d’accepter l’offre, alors que j’avais déjà commencé à travailler avec lui sur ma thèse de troisième cycle. Il s’engagera également à publier mon mé­moire de maîtrise qu’il considérait comme une ressource indepensable pour l’histoire de la Mouridiyya. Lors de mon dernier séjour au Sénégal en août 2019, il m’engagea à publier une version révisée et enrichie du mémoire sous la série re­cherche et documents de l’Histoire générale du Sénégal. Je me suis immédiatement mis au travail. Mon plus grand regret, c’est qu’il ne verra pas le produit final.
Cheikh Anta BABOU
Maȋtre de conférences en histoire.
Université de Pennsylvanie,
Philadelphie, Etats-Unis d’Amérique