A la fin des années 90, j’animais à Walf une émission qui s’appelait «Une heure avec», qui recevait tous les dimanches l’intelligentsia sénégalaise pour réfléchir sur les problèmes du pays. C’était à l’époque où le pays avait encore une vie intellectuelle et culturelle, qui était en fait les rides et les survivances du Sénégal de Senghor. Ces intellos, ces grands esprits, sont une espèce en voie de disparition. Parmi les invités qui m’ont le plus marqué, il y a le Professeur Serigne Diop, éminent professeur de Droit, ancien ministre de la Justice et à coup sûr notre meilleur constitutionnaliste. Quand le Président Macky Sall a lancé son 18 brumaire institutionnel pour supprimer le poste de Premier ministre, j’ai immédiatement pensé à l’émission avec le Pr Serigne Diop, meilleur spécialiste africain «Premier ministre» dans les institutions. Il en a d’ailleurs fait sa thèse. Quand il soutenait sa thèse sur le Premier ministre en Afrique, la mode en Afrique était à la suppression du poste (Sénégal, Tunisie…) Ainsi, quand on lui demanda s’il n’avait pas fait une thèse pour rien, car l’objet de sa thèse disparaissait partout en Afrique, il a répondu que tous les pays africains qui avaient supprimé le poste, allaient finir par revenir au poste. Les faits et l’histoire lui donnèrent raison.
Le Président Abdou Diouf qui avait supprimé le poste a fini par le rétablir. Senghor qui avait supprimé le poste à la suite de la crise de 1962, avait fini par le rétablir parce qu’il n’en pouvait plus du ponce-pilatisme. Toute chose étant égale par ailleurs, la Tunisie et le Cameroun qui avaient aussi supprimé le poste, finiront par le réinstaurer. Donc ; si l’on se base sur la thèse du Pr Serigne Diop, le Sénégal va encore en revenir au poste de Premier ministre, probablement après Macky Sall, non pas seulement parce que son successeur va chercher à se légitimer en «déconstruisant» l’œuvre de Macky Sall, ou aussi et surtout, par déterminisme institutionnel.
Alors pourquoi la thèse du Pr Serigne Diop est passée de théorie à un déterminisme institutionnel ? Pour une raison simple pour le Pr Serigne Diop : «Parce que le Premier ministre assure, dans une certaine mesure, deux tâches qui sont nécessaires dans un Exécutif, à savoir coordonner l’activité gouvernementale et exécuter une politique qui est définie. Alors, des deux choses l’une, ou on a un président de la République qui définit lui-même une politique et assure la coordination de son exécution et c’est impossible. Un chef d’Etat n’est pas fait pour cela, on est obligé de chercher un autre pour le faire et souvent c’est un Secrétaire général de la présidence de la République. Au Sénégal, quand on a supprimé le poste de Premier ministre, la tâche de coordination de l’activité gouvernementale a été confiée à un ministre d’Etat, Secrétaire général de la présidence de la République. Les fonctions étatiques sont structurellement définies et ces fonctions sont nécessairement assumées. Si vous n’avez pas un Premier ministre pour les assumer, ou bien le chef d’Etat les assume lui-même, ce qui n’est pas à mon avis souhaitable, ou bien on est obligé de chercher quelqu’un qui n’a pas le nom de Premier ministre et qui est chargé de la fonction d’exécution de l’action gouvernementale et de sa coordination. Je n’ai rien inventé. En fait, j’avais juste vu que quand on étudie un exécutif, il ne faut pas le faire à partir des institutions mais à partir des missions, des fonctions qui sont nécessairement assumées.» Donc en conclusion, un exécutif bicéphale est un déterminisme en Afrique. C’est pourquoi tous les pays africains qui avaient hérité du système bicéphale à l’indépendance, et qui l’ont supprimé, ont fini par y revenir.
A chaque fois qu’on supprime le poste de Premier ministre dans un pays, il y a des considérations politiques et contextuelles. Senghor avait supprimé le poste après le traumatisme de la crise de 1962. Diouf avait supprimé le poste en 1983 pour tuer dans l’œuf tout débat sur la succession ; d’où la suppression du poste de Premier ministre et par conséquent aussi, l’article 35 qui lui a permis d’accéder au pouvoir. Comme Diouf, Macky Sall supprime le poste pour tuer dans l’œuf tout débat prématuré sur la succession, afin de ne pas perdre du temps pour son second et dernier mandat. Comme Diouf, il a confié les missions de Premier ministre à un ministre d’Etat, Secrétaire général de la Présidence. Mais contrairement à Diouf, il n’aura pas le temps de recréer le poste. Le spectre du temps hante Macky Sall, d’où cette obsession du fast track pour gagner du temps, «qui ne chôme pas», selon Saint Augustin. Réécouter le Pr Serigne Diop m’a donné envie de publier les 100 entretiens réalisés avec les intellectuels les plus brillants dans notre longue marche vers notre première alternance.