Le car rapide ivre

Le ciel est lourd d’une pluie qui tarde à venir. L’inquiétude gagne les cœurs. Un car rapide dédoré cahote dans les embouteillages : klaxons, poussière, coups de gueule. Silence pesant des passagers. Visages renfrognés. Le haut-parleur en bidon de plastique accroché en haut du grillage séparant la cabine du chauffeur d’avec sa clientèle grésille la revue de presse : «Sonko cogne tout le monde : le Président Diomaye, les responsables de Pastef, l’opposition, la Société civile, les magistrats, les médias ; personne n’est épargné par le Pm ; la crise s’annonce au sommet de l’Etat ; rien ne va plus entre le Président et son Premier ministre ; Sonko dénonce le manque d’autorité de Diomaye, ainsi que les clans au sein de son parti…»
Le haut-parleur hésite. Crépite plus fort. Puis balbutie les derniers mots de la revue de presse, comme pour s’excuser de la causticité de l’averse informative. Enfin, il distille un chant de Youssou Ndour : «Guy gu réy gi» (le grand baobab). Les visages se détendent, les sourires s’affichent, les corps dandinent, semblablement à une procession de prêtresses autour de l’arbre magique… Coup de volant brusque. «Jafanduleen !» (Accrochez-vous !) Le car rapide titube, se balance dangereusement. Le chauffeur gronde un mototaxiste qu’il a failli heurter. Celui-ci exhibe un poing aussi gros que sa petite cervelle. L’apprenti s’en mêle, non sans proférer des insultes vilaines autant que sa tête de fripouille…
«Kaar-rapit bi tàng na, metti na !» (Il fait chaud dans ce car rapide), crie une femme en s’essuyant le visage au rythme de «Maral bi metti na» (rude est la sécheresse), un autre chant de l’enfant de la Médina. «Yaay booy, c’est tout le pays qui est tàng et metti», réplique un jeune garçon, plus rude et dure que la sécheresse des années 70/80. Un doyen : «Waaw ma ne : xanaa Sonko dootul Jomaay ?» (Sonko n’est-il plus Diomaye ?)
La question lance le débat, telle une grenade lacrymogène dans une foule en effervescence : -Sonko n’a jamais été Diomaye. Voyez-vous, chaque fois qu’il prend la parole, c’est pour défendre ses intérêts propres, parfois même contre Diomaye. -Et Diomaye ! Est-il toujours avec Sonko qui l’a fait élire ? -Il était avec Sonko, mais maintenant qu’il est élu Président, il doit être avec le pays, avec les Sénégalais ! -En tout cas, si Diomaye n’est plus avec Sonko, Pastef est toujours avec lui. -Walfadjri Tv aussi est avec lui : Seydina Omar Ba, Moustapha Diop et autres. -C’est pourquoi une consœur les accuse d’avoir trahi l’héritage de Sidy Lamine. -C’est Betty. Elle a raison, car la presse n’est pas faite pour supporter, mais pour informer. -On en voit partout des supporters dans la presse d’aujourd’hui. Et pas seulement à Walf Tv… -C’est normal : la presse est à l’image du pays, tout comme la politique et le business : tout pue au Sénégal de nos jours. Tout, avec un grand T…
Coup de frein brusque : secousses, chutes et rechutes de passagers. On houspille le chauffeur, on l’insulte. Il réplique, soutenu par son apprenti qui fait montre d’une rare insolence. Puis le calme revient sous la belle voix de Youssou Ndour qui semble s’adresser au chauffeur qui, sorti de l’embouteillage, bringuebalait dangereusement de toute la vitesse dont sa guimbarde était capable : «Waññi ko !» (Ralentis !)
La discussion reprend, de plus belle : -Sonko menace de quitter la Primature pour l’Assemblée nationale. -C’est bien fait pour Diomaye. N’est-ce pas qu’il voulait un Premier ministre super fort ! -D’aucuns pensent ce retour impossible à cause de sa condamnation définitive dans l’affaire Mame Mbaye Niang. -Je lui conseille de faire attention : sa relation avec El Malick, si jamais il rejoint l’Assemblée, pourrait être aussi heurtée qu’avec Diomaye. -Pourquoi cette colère dans le cœur de Sonko, maintenant que son vœu est exaucé ? -Je ne sais pas. Peut-être qu’il peine à digérer le ratage du fauteuil présidentiel. -Mais c’est Dieu qui donne le pouvoir à qui Il veut, et qui le reprend quand Il veut. -Quoi qu’il en soit, il doit ralentir la cadence, comme dit la chanson : «Tu es fort, tu es courageux, mais wañiko !» -Hélas ! Il vilipende le président de la République, traite les membres de la Société civile de fumiers, menace d’effacer le Gfm après Abdou Nguer, Badara Gadiaga, Moustapha Diakhaté et consorts, et veut museler les Sénégalais. -Est-ce que ça va dans sa tête ? -Qui sait ? La sécheresse n’affecte pas que l’agriculture et l’élevage, elle peut être crânienne et impacter les intelligences ; et les têtes en manque d’eau foisonnent chez nous aujourd’hui. Tu as écouté son avocat ? -Non ! -La révolution ne peut réussir, dit-il, si l’ancien régime n’est pas détruit, ses vestiges nettoyés. -Sonko se décrète effaceur, il lui ajoute les galons de destructeur et nettoyeur. -C’est sa tronche qu’il doit nettoyer, monsieur l’avocat ! -Il est devenu supporter lui aussi, ndaysaan ! Il oublie que la vocation du pouvoir, c’est de construire, pas de détruire. -Mais est-ce qu’on peut construire sans détruire ? -Ce qu’on doit détruire, c’est la haine, la méchanceté et la braise des cœurs. Ce qu’on doit effacer, c’est le mal-vivre des populations. Pas les hommes. -Je suis à peu près sûr que, dans sa réponse à Sonko, Diomaye ira dans cette direction. -Je le crois aussi : il surprendra les Sénégalais, tout comme Diouf : sa chance, c’est sa bonne éducation. -En tout cas, il doit arracher son autorité et mettre un terme à la cacophonie… -Et s’il ne le fait pas ? -Il nous restera la prière. -S’il ne le fait pas, nous nous battrons ! -Vous ne savez rien. Pros est un créateur, un surhomme, un démiurge, au-delà du bien et du mal… Ah, ce peuple ne sait pas la chance qui lui est venue ! -Ce que je sais, moi, c’est que je regrette l’homme Macky ! -Moi, c’est Gorgui que je regrette, Fara Wade Ndiak ! Le Président qui savait passer outre, rire aux éclats et faire circuler l’argent…
Un autre embouteillage, suivi d’une crevaison : «Seeteeteet ! Kañ lañuy agg fi ñu jëm ?» (Quand est-ce qu’on arrivera à destination ?) Redémarrage enfumé, accompagné de grognements et de tchips. Puis, la causerie reprend : -Je ne comprends pas Sonko. Je peux à la limite comprendre le «gatsa-gatsa» de l’opposant qu’il fut. Mais comment comprendre celui du Pm qu’il est devenu ? -Sonko n’est jamais responsable de rien : s’il se trompe, c’est la faute des autres, s’il trébuche, c’est un complot. Hier, les problèmes du Sénégal, c’était Macky. Aujourd’hui, c’est Diomaye. -Ajoute à ta liste ceci : s’il a un problème avec Diomaye, c’est parce que ses adversaires le veulent ! -Et ceci encore : s’il injurie, il n’injurie pas ; c’est qu’il retourne une injure à son envoyeur ! -C’est vrai. Avec Sonko et les pastéfiens, on se perd facilement : pour eux, le peuple, ce sont les militants de Pastef. Les ennemis du peuple, ce sont leurs adversaires. Alternance, égale révolution. Projet, égal programme. Et le système et l’antisystème deviennent des porteurs de costume et de cravate qui, en fonction de leur discours du moment, sont classés dans l’un ou l’autre camp. Tenez ! Dans l’affaire Gadiaga par exemple, l’antagoniste, qui est député, égorge un mouton. Gadiaga le dépèce. On emprisonne le dépeceur, laissant l’égorgeur en liberté. -Du n’importe quoi ! -Une triste confusion où le Jub-Jubal-Jubanti concerne un camp et exclut le Juboo dont rêve Diomaye. Une méprise dans laquelle être patriote, c’est savoir donner des coups de corne aux contradicteurs de Sonko qui, dans le dictionnaire de Pastef, sont appelés «kulunas», c’est-à-dire hors-la-loi. Ce qui risque d’impacter négativement la moralité du Peuple. -Ce peuple a perdu la raison, je le jure ! -C’est triste ! On se chamaille en pleine campagne agricole, cependant que s’annoncent les inondations. -Hélas ! Tambacounda patauge déjà dans les eaux. Et malgré l’horizon sombre, un ministre de la République appelle le peuple de Pastef à insulter quiconque insulte le Pros. -Vous ne savez rien, je vous dis, mais votre haine ne saurait atteindre mon leader. (Il chante) «Sonko, yaay sunu bakkan, fiiip…» (Sonko, tu es le nez avec lequel on se mouche…)
Recrevaison. La réparation dure. Quelques clients descendent du car pour prendre de l’air. Des groupes se forment. Dans un groupe : «-Comment un Pm peut-il menacer le Pr qui l’a nommé ? -Et si c’est le Pm qui a fait élire le Pr ? -Et alors ! Même si Sonko moy Diomaye, le Pm reste Pm, il n’est pas Pr ! -Je ne suis pas d’accord : si Sonko moy Diomaye, alors Pm moy Pr !» Dans un autre groupe : «-Toute cette histoire me rappelle le baara-yëgoo de Golbert Diagne, la pièce de théâtre avec Marie Madeleine. -C’est vrai ! Le pouvoir se partage, mais le trône, c’est comme une femme qu’on épouse, ça ne se partage pas ! Tenez ! Mobutu a tué Lumumba, Compaoré a tué Sankara, Senghor a mis Dia en prison… -Dieu préserve le Sénégal ! -Amen ! Mais, peut-être, peut-être aussi, tout cela n’est qu’une mise en scène ?…»
Un homme en sabador déclare à haute voix, s’adressant à tous : «Je vais poursuivre ma route à pied. Cependant, je veux dire un mot avant de partir.» Il sort une pièce de 500 francs de sa poche : «Observez bien cette pièce. Elle possède deux faces. Quelle que soit celle que l’on considère, c’est toujours la même pièce. Deux faces, une pièce. Mais si les faces entrent en conflit, et si l’une efface l’autre, la pièce meurt. Il ne reste plus qu’à procéder à son enterrement, alors !» Murmures d’acquiescement. Il se retire. Au bout de trois pas, il se retourne, l’index en témoin : «Soo falee buur ba noppi, ragal ko !» (Après avoir élu un roi, crains-le !)
«Il a raison», murmure quelqu’un. Un policier demande au chauffeur de «dégager», cependant que les groupes discutent et que l’apprenti, comme atteint d’hémorragie verbale, pour parler comme l’autre, déverse sa bile sur la clientèle rouspéteuse. Un soupir : «Le Sénégal, aujourd’hui, est semblable à un car rapide ivre.» Un deuxième soupire : «Hier, on dénonçait une pirogue folle, aujourd’hui, nous voici dans un car rapide ivre.» Un troisième soupire : «Il faut dire que la pirogue avait entamé une cure psychiatrique prometteuse.» L’apprenti : «Reprenez vos places ! Ayca ! Ayca !…» Le car se balance, fume, puis démarre avec Kiné Lam : «Wëndeelu, taxawaalu, tambaambalu» (tourner en rond, flâner et perdre son temps). Soudain un cri, presque un hurlement : «-Mais ! Mais ! On est revenus à notre point de départ ! -Ce n’est pas possible ! -Et pourtant c’est vrai !… Bon Dieu !…»
Abdou Khadre GAYE
Ecrivain, président de l’Emad