J’étais devant l’océan, observant le spectacle des pirogues qui vont, viennent et régissent l’économie de ce bout de terre qui abrite les ultimes bandes de sable avant l’Atlantique, quand j’ai reçu le message de Helmut accompagné de photos de tranchées creusées sur un immense tas de vide. Le monstre dont nous parlons entre amis depuis des mois, surgit et déploie ses ailes d’acier et de béton pour annihiler toute possibilité de vie sur ce lieu jadis territoire des artistes, des poètes et des tisseurs de filet et de vie. Nous en avions à nouveau parlé sur les rives de La Rosselle, petit cours d’eau calme qui se jette dans La Sarre. Nous avions évoqué le monstre avec effroi, craignant son embrasement désormais devenu inéluctable. Les monstres ne ratent pas les rendez-vous avec la commission de sinistres forfaits, ce qui rend leur violence sur les hommes et leurs aires de vie prémonitoire. Ils arrivent avec cette poésie destructrice mue paradoxalement par l’envie de transformer qualitativement nos vies.

Macky Sall et le serment du Fleuve

Je sentais chez Germaine et Helmut une volonté de croire que les dieux pouvaient exorciser les monstres, retarder leur avancée voire détourner leur regard ailleurs, loin de cette côte qu’ils chérissent tant. Leur antre des douceurs et de l’amitié et de l’amour se voit ainsi menacé car un témoin encombrant risque d’être le premier spectateur des danseurs d’Henriette dont les mouvements des corps sont une poésie de l’absolu. Leur conviction n’est en rien une énergie du désespoir, mais l’incarnation d’une confiance en la Providence, celle qui à la fin des fins fait triompher la vie sur la mort. C’est cela croire, surmonter les certitudes pour vitaliser chaque moment la possibilité du rêve.

La violence n’est jamais une option pour moi

Il y a quelques semaines, au lendemain d’une énième conspiration vaine contre le monstre, je repensais à notre conversation en affrontant les ultimes pentes du dénivelé pour monter sur la tour du château fort du Schlossberg propulsée au ciel par la colline éponyme. De cette position sublime, on domine la magnifique vallée de La Sarre et la ville de Forbach en contrebas, un lieu presque hanté où survivent du fait de la désindustrialisation, les stigmates de l’abandon et du déclassement social. C’était l’épilogue de ma marche durant deux heures dans cette forêt peuplée de près de 80 essences d’arbres. Je marquais de longues pauses pour admirer les cyprès en nombre dans ce lieu appelé «Chemin des étoiles», car jadis il a été une étape sur la route des pèlerins qui quittaient La Sarre, le Palatinat, la Lorraine et l’Alsace pour Saint-Jacques de Compostelle. Les ruines du château, le décor du Moyen-âge offrent un spectacle beau et un retour vers le passé majestueux de ce lieu dont les vestiges sont une symbolique de la lutte rageuse que mène la vie sur la mort.

Le silence régnait au milieu de la végétation, propice à la méditation et aux longues traversées pensives qui hachent la marche effrénée des jours remplis d’activités et d’excitation stérile. La solitude ici renvoie à une quête jamais satisfaite. On ne vole que des moments de connexion avec le vivant, où tout est à sa place dans une harmonie belle parce qu’imparfaite. Les voix des hommes sont lointaines, on ignore leurs échos pour ne sanctuariser que la compagnie de soi-même. J’ai monté la colline, puis lu un récit consacré à la passion amoureuse et intellectuelle qui lia un temps, certainement trop court, dans la forêt des Ardennes, l’aventurière Elisabeth Prévost et l’écrivain Blaise Cendrars. J’ai refermé le livre et fermé les yeux et repensé à la frénésie des derniers jours du pays lointain mais si proche grâce aux nouvelles des amis et de la famille, aux récits médiatiques et aux émotions tristes que génère le sentiment tragique d’une Nation qui s’étiole et qui prend du plaisir à détricoter tout ce qu’elle a construit et chéri en un peu plus d’un demi-siècle.

Préserver nos arts des barbares

Il y a une terreur jouissive qui s’empare du pays réel et cette excitation des foules qu’on ne juge pas a priori mais dont on observe les ressorts pour s’en inquiéter. Comme un rendez-vous immanquable avec la mort qu’a cette meute, il y a un parallèle tragique à faire avec le monstre de Toubab Dialaw qui arrive pendant que les hommes et les femmes goûtent aux ultimes joies d’une vie loin des mirages du développement dont les belles promesses cèdent toujours le pas à l’extinction du vivant.

Là-bas aussi, sur ce petit bout de terre mosellan, nous avons fait la fête ; nous avons célébré l’anniversaire de Germaine en bande, comme une reconstitution de la grande famille de l’humanité, dans une forêt de gens bariolés de couleurs, de fois, d’origines et de destins différents comme pour donner corps à cette exigence de toujours veiller à retarder la fin de l’Homme. Germaine et Helmut ici, comme les associations et leurs amis là-bas, fiers et courageux et dignes dans l’épreuve, ont à nouveau plaidé la cause du Poumon vert devant une assistance convaincue mais sans aucune prise sur le cours de l’histoire tragique en cours. Nous ne sommes que des artistes corsetés dans une esthétique de l’incapacité. Nous n’avons que nos oreilles pour écouter, nos bonnes intentions, nos harangues vaines et nos mots de compassion, nos embrassades et nos fortes poignées de main. Nous avons aussi entonné l’hymne de l’espoir qui dit-on, fait vivre. Au fond, nous sommes tous convaincus de notre incapacité à faire face au monstre qui hante les habitants et effraie ce couple solaire dont la dernière prière du soir est «de mourir ensemble». Cette puissante prière réitérée ce jour, quand Germaine souffle ses bougies, m’a profondément ému. J’espère qu’elle sera entendue par les ancêtres le plus tard possible et que d’ici cette échéance, puissent-ils garder la force pour planter des arbres, mener leur lutte et vaincre le monstre ensemble.

Le Sénégal vaincra à nouveau

J’ai quitté la Tour du Schlossberg et fini le livre de ce magnifique conteur des profondeurs de l’âme humaine qu’est François Sureau, affalé sur l’herbe humide. Un léger vent soufflait, faisant parvenir une musique dont je ne pouvais déceler avec exactitude l’auteur ni les paroles. Non loin, des enfants échappent à la vigilance de leurs parents et chantent. L’un d’eux, une petite fille blonde aux cheveux bouclés joue le monstre, et ses camarades font semblant d’être apeurés. Comme une allégorie de la vie, comme l’éternel recommencement des choses, comme si nous ne vivions que la rediffusion d’un film dont la fin est toujours heureuse. A la fin des fins, la vie triomphe de la mort.

Par Hamidou ANNE – hamidou.anne@lequotidien.sn